— Puis-je user avec vous de la plus grande ouverture ?
— Je vous le recommande et vous y engage.
— Eh bien ! Eh bien ! J’affectionne les femmes, vous le savez.
Il parut songeur, comme s’il se parlait à lui-même.
— Qu’y a-t-il de plus charmeur qu’un petit pied de femme dans sa mule ? Oui, dans sa mule. Elle avait de si beaux pieds et se prêtait si bien. Je voulais la revoir ; c’est pourquoi je guettais devant sa maison. Voilà, monsieur. C’est tout.
— Bien. Mais de qui me parlez-vous ?
— Mais, de la marchande, bien sûr, Mme Galaine. Elle avait voulu cacher son nom. Je l’avais suivie et découverte. Je le lui ai d’ailleurs révélé lorsque nous nous sommes revus.
— Ainsi, vous reconnaissez avoir entretenu une relation avec cette femme ?
— Certes oui, monsieur. Je n’ai pas entretenu. J’entretiens, j’entretiens. Et dans tous les sens du terme. Au moins depuis quelques mois, après une maladie qui m’avait éloigné du théâtre de mes plaisirs. Je ne suis d’ailleurs pas le seul à entretenir.
— Vous me signifiez par là, monsieur, que vous en étiez à payer les... services de Mme Galaine ?
— Monsieur le commissaire, je ne vais pas vous apprendre la vie.
— Diriez-vous qu’elle se... sacrifiait par goût ou par lucre ?
— Mais par lucre, bien sûr ! Ou plus exactement — car elle me l’a confié un jour dans un torrent de larmes — par sa volonté d’amasser de l’argent pour sa petite fille, dans une situation où son époux roulait sans ressort vers une faillite assurée. Je n’exigeais pas beaucoup, elle me passait mes petites manies. Elle avait d’ailleurs d’autres pratiques, ce qui fait qu’elle grossissait peu à peu sa pelote. Quel ange ! Quel dévouement !
Nicolas ne s’était certainement pas attendu à cela.
— Une question importante, reprit-il après un silence. Le soir de la catastrophe de la place Louis-XV, où étiez-vous ?
— Avec elle, dans mon galetas du collège de Presles. Nous avons d’abord dîné à une table d’hôtes et sommes revenus chez moi. Après... elle s’est endormie et m’a quitté très tard ou, pour mieux dire, très tôt le lendemain matin.
— De quelle heure à quelle heure ?
— Entre la demie de six heures et trois heures du matin.
— Une dernière question, monsieur. Vous ne paraissez pas rouler sur l’or. Comment pouviez-vous aider cette femme ?
— Pourquoi suis-je si pauvre, voilà la réponse ! Je ne dépense que pour mes plaisirs, monsieur.
Des cris et des vivats les interrompirent. Ils suivirent un mouvement de la foule qui les entraîna dans la salle de réception. M. de La Borde, en chemise, monté sur une table, un verre à la main, terminait la lecture d’un poème de son cru en hommage à la Guimard[91] :
Un tonnerre d’applaudissements éclata et la fête repartit de plus belle, en prenant çà et là des tours plus scabreux.
— Voyez, dit Restif, désignant l’assemblée, voyez, monsieur le commissaire, ce qui gouverne le monde. Puis-je rejoindre cette belle là-bas ?
— Vous êtes libre, monsieur. Courez vous divertir.
Nicolas s’enfuit, n’en voulant voir ni entendre davantage. Il se retrouva dans la rue où le peuple continuait à dévorer la fête des yeux. La fatigue le conduisit à de tristes pensers. Cette époque risquait d’être condamnée, car il n’y avait point d’intérêt qu’on ne méprisât, point d’honneur qu’on ne foulât, point de dignité qu’on ne sacrifiât, point de devoir qu’on ne salît pour satisfaire ses passions. La fuite en avant dans le divertissement déshonorait les meilleurs. Il songea que l’exemple venait de haut. Et qu’était-il lui-même pour juger les autres et ses amis, alors qu’un destin particulier le conduisait dans les bras d’une fille galante aujourd’hui entrée dans la carrière des maquerelles, où elle prendrait la glorieuse succession de la Paulet ? Oui, pour qui se prenait-il, pour se permettre de jeter la pierre aux errements humains ?
XI
COMPARUTION
« C’est dans la personne seule de Sa Majesté que réside la plénitude de la Justice, et les magistrats ne tiennent que d’Elle leur état et le pouvoir de la rendre à ses sujets. »
Nicolas se leva de bon matin. Il souhaitait s’isoler un moment afin de rédiger un court mémoire explicatif dont deux exemplaires seraient portés, l’un au lieutenant général de police et l’autre au lieutenant criminel. Il occupa une bonne partie de la matinée la bibliothèque de M. de Noblecourt et, vers onze heures, sa tâche accomplie, il décida de prendre l’air afin de réfléchir à la séance décisive de la soirée. La marche déterminait toujours chez lui une exaltation de pensée à la fois passionnée et inconsciente, dont les résultats ne devaient pas être utilisés sur-le-champ mais délibérément emmagasinés, prêts à resurgir à la moindre injonction, comme des munitions de réserve disponibles à tout moment dans le terrible travail qui conduisait à confondre le crime. Il se dirigea à grands pas vers les Tuileries, laissant jouer une imagination que favorisait le spectacle varié de la rue.
Le jardin offrait un coup d’œil agréable par ce beau jour de juin. La grande allée était bordée de deux rangées de jeunes femmes en tenues claires avec, çà et là, des enfants qui jouaient à se poursuivre. Depuis peu, les policiers du bureau des mœurs observaient les filles publiques qui occupaient sur les chaises louées des points stratégiques. De là, elles raccrochaient le passant par des regards qui faisaient baisser les yeux aux plus hardis comme aux plus pudiques. Elles attendaient avant midi que quelqu’un leur offrît à dîner, et elles manquaient rarement leur coup. Le commissaire du quartier s’en était ouvert à Nicolas, tout en lui précisant que l’enclave des Tuileries échappait à sa juridiction, les jardins royaux dépendant de la prévôté de l’Hôtel. Or, les agents de cette institution paraissaient infiniment moins sévères que les hommes de la police. Le bruit courait en effet qu’ils se laissaient facilement corrompre et ne dédaignaient pas de prélever leur tribut de plaisir gratuit en acceptant de fermer les yeux sur la coupable industrie des servantes de Vénus.
Ces réflexions le ramenèrent à ses conversations avec Restif de La Bretonne et à son étonnante confession. Ainsi, Mme Galaine en était venue à se livrer, elle aussi, à ce commerce ! L’honorable épouse d’un maître marchand pelletier n’avait trouvé que cet expédient déshonorant pour sauver l’avenir de son enfant du naufrage attendu de sa maison. Nicolas ne parvenait pas à s’en persuader, néanmoins son informateur, que des liens si étroits attachaient à la police, se révélait, par ses habitudes et ses vices, un témoin qu’on ne pouvait récuser. Nicolas soupçonna sa propre candeur native, pourtant battue et rebattue depuis des années par le contact obscène avec la réalité, de lui jouer un de ces tours où elle misait sur sa petite part d’innocence préservée. Mais le fait était que Mme Galaine, fraîche encore, pouvait, en une industrie régulière et paisible, procurer des plaisirs à toute une foule de bons bourgeois tranquilles que le tapage et la vulgarité de ses consœurs rebutaient. Elle devait rassembler de la sorte une clientèle d’habitués et, semaine après semaine, arrondir benoîtement son bas de laine. Le couple Galaine allait d’évidence à vau-l’eau ; le mari ne prêtait guère attention aux absences régulières de sa femme. Des sorties au théâtre ou à l’Opéra, dont les débours ne l’inquiétaient pas puisqu’on ne lui demandait rien, permettaient de justifier les absences nocturnes de l’épouse. Quant à Dorsacq, le commis dont il faudrait éclaircir le rôle dans tout cela, au mieux il jouait le rôle ingrat d’un sigisbée, au pire, maquereau mondain, il racolait pour la belle moyennant finances et peut-être faveurs. Il résultait de cette nouvelle étonnante que Mme Galaine, l’un des suspects, possédait pour le coup un alibi, mais celui-ci n’impliquait pas forcément que la boutiquière fût pour autant innocente des crimes perpétrés rue Saint-Honoré. Il y avait des complicités pires que des actes.