Au même instant, un long concert de hurlements et d’appels se fit entendre. Horrifié, Nicolas observa les deux mouvements contraires qui s’amplifiaient et accéléraient comme deux lames de fond opposées. Les passants qui se trouvaient pressés au milieu de la chaussée ne pouvaient ni avancer ni reculer, la rue s’étrécissant à cause d’un ressaut dû à des maisons non encore démolies ; ce réduit formait entonnoir. Des pierres de taille gisant sur le sol aggravaient le désordre et compliquaient le passage déjà difficile à cause de tranchées non fermées. Il vit des corps y glisser, immédiatement recouverts par d’autres couches humaines. Il distinguait, à la lumière des lanternes, les bouches ouvertes qui criaient leur terreur. Hommes, femmes, enfants, écrasés, pressés et bousculés, trébuchaient et tombaient, aussitôt piétinés par ceux qui les suivaient. À certains, compressés debout, le sang jaillissait des narines. Les tranchées furent bientôt aussi combles que des fosses communes. Comme un Moloch, le piège de la rue Royale dévorait les Parisiens. Au centre de la place, la statue du roi semblait naviguer sur un champ de lave ; seuls vestiges du naufrage de la fête, des braises rougeoyaient encore.
— Il faut porter secours à ces gens, dit Nicolas.
Suivi par Semacgus, il se précipita jusqu’à la petite porte qui conduisait aux combles. Elle résista à leurs efforts. Ils durent se rendre à l’évidence : elle était fermée de l’intérieur.
— Qu’allons-nous faire ? demanda Semacgus. Il est notoire que vous escaladez les murailles comme un chat, mais ne comptez pas sur moi pour vous suivre.
— Rassurez-vous, je ne crois pas la descente possible par la façade sans filins. Mais j’ai d’autres cordes à mon arc.
Il fouilla dans sa poche et en tira un petit instrument pourvu de plusieurs lames. Il en introduisit une dans la serrure et tenta de faire jouer le pêne, mais elle se coinça contre un obstacle. Il donna un coup de pied rageur contre le chambranle de la porte, puis réfléchit un court instant.
— Puisqu’il en est ainsi, je jouerai les cheminées, il n’y a pas d’autre issue. Mais là aussi, il faut des cordes. Enfin, regardons toujours.
Ils regagnèrent la terrasse et Nicolas, après avoir gravi une échelle de fonte, se retrouva au faîte d’un de ces monuments de pierre. Il battit le briquet et, avec une feuille de son carnet, constitua une petite torche qu’il lâcha dans le vide. Le conduit descendait verticalement et semblait épouser ensuite une bande presque horizontale.
— Il y a des crampons dans la pierre, je vais descendre. Au pire, si je ne passe pas, je remonterai. Guillaume, vous demeurez ici.
— Que pourrais-je faire d’autre ? Mon embonpoint ne m’autorise pas à descendre.
La rumeur montant de la place était de plus en plus hachée de cris et de plaintes. Nicolas se dévêtit en hâte et enleva ses souliers.
— Je ne veux pas m’accrocher. Gardez mon fourniment. Cela me ronge de me sentir impuissant avec ce qui se passe en bas...
Avant de le remettre à Semacgus, il retira de la poche de son habit, au grand amusement du chirurgien, toujours étonné de ce qu’il pouvait en sortir, un petit morceau de bougie qu’il plaça entre ses dents. La descente fut aisée, facilitée par les crampons destinés au travail des ramoneurs. Nicolas songeait avec angoisse à la suite ; il n’était plus un enfant, mais un homme fait ayant dépassé la trentaine. La cuisine de Catherine et de Marion et les repas dans les estaminets avec son adjoint Bourdeau, amateur comme lui de franches lippées, avaient laissé des traces. Il toucha le fond. Deux conduits se présentaient à lui, l’ouverture de l’un étant dissimulée dans l’entrée de l’autre. Il choisit d’emprunter le moins incliné, jugeant qu’il devait rejoindre des foyers situés à des niveaux supérieurs. Ne pouvant la garder à la main, il alluma la bougie et la fixa entre un crampon et la paroi. Il allait devoir s’enfoncer à l’aveuglette dans une obscurité croissante.
Le risque de se trouver coincé dans ce boyau le rendait malade d’appréhension. Il songea soudain que les plis de sa chemise pourraient gêner sa progression, et s’en débarrassa. En haut, Semacgus, la voix blanche d’angoisse, dispensait des conseils qui lui parvenaient déformés par l’écho. Il prit son souffle et jeta ses jambes en avant. Il se sentit glisser dans une matière grasse, perdit un instant la notion du temps et de l’espace, avant un douloureux retour au réel. Bloqué par sa carrure, il était coincé et ne descendait plus. Pendant de longues minutes, il s’étira comme un chat, haussant une épaule puis l’autre. La figure grotesque d’un contorsionniste observé à la dernière foire Saint-Germain lui revint en mémoire. Il parvint enfin à forcer le passage et reprit sa progression. Il se sentit aspiré par le vide. Presque aussitôt, il tomba sur un amoncellement de bûches dans le foyer d’une immense cheminée. La pyramide s’écroula avec fracas sous son poids, et sa tête porta sur la plaque en bronze aux armes de France. Il fut surpris de ne s’être point assommé. Il se releva avec précaution et vérifia l’état de ses articulations ; à part quelques écorchures, il était indemne. Il se considéra dans l’immense trumeau surmonté d’un décor floral en stuc : un inconnu, noirci et sali par la suie, une figure d’épouvantail à la culotte déchirée, lui apparut. Il traversa une pièce pas encore meublée ni décorée, qui tenait plus de la caserne que du palais. Il ouvrit une porte et se retrouva à hauteur des salons de l’hôtel, là où les invités à la fête s’étaient pressés vers les balcons. Une foule désordonnée s’agitait comme une ruche bouleversée. Les uns s’agglutinaient aux croisées en se bousculant pour observer la place, les autres péroraient. Nicolas éprouva le sentiment d’un spectacle absurde, celui d’une comédie ou d’un ballet détraqué dans lequel des automates répétaient inlassablement les mêmes mimiques. Nul ne lui prêtait attention, alors que son torse souillé aurait dû attirer les regards.
Il retrouva l’escalier qui menait vers les combles. En le gravissant, il entendit le timbre grave de la voix de Semacgus mêlé à celui, plus aigu, de M. de La Briche. Ils descendaient tous deux si vite qu’ils tombèrent dans les bras de Nicolas. La catastrophe sur la place prenant de l’ampleur, l’introducteur des ambassadeurs avait voulu quérir Nicolas, mais la serrure de la porte se trouvait obstruée par un objet mystérieux en métal doré, une sorte de fuseau qu’il remit au commissaire. La clé, elle, gisait à terre. D’évidence, un mauvais plaisant s’était amusé aux dépens des spectateurs de la terrasse. Il veillerait à trouver le coupable, sans doute un de ces laquais insolents ou encore un de ces garçons bleus qui, en dépit de leur jeunesse, se croyaient tout permis à force d’approcher le trône.
— Monsieur le commissaire, ajouta-t-il, il faut m’aider à remettre un peu d’ordre ici. La presse est effroyable et nous avons des blessés à ne savoir qu’en faire. On en amène sans cesse. Les gardes de la Ville ne sont pas là. Leur chef, le major Langlumé, a disparu dès le début de la catastrophe pour donner des ordres à ses gens. Il n’a pas réapparu depuis. De plus, on me dit de divers côtés que des brigands mêlés à la foule attaquent les honnêtes citoyens.