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Bourdeau survint à l’improviste. Nicolas l’informa des derniers éléments de l’enquête et le pria de faire conduire à l’audience le fripier chez lequel des pièces à conviction avaient été mises en gage. Puis, son petit carnet noir à la main, il alla méditer dans la salle d’audience du lieutenant général. Il souhaitait réfléchir sur la manière d’aborder la séance et d’aboutir à un résultat. Sa croyance en la raison lui donnait la certitude que la clé de l’affaire surgirait du déploiement des résultats de l’enquête. Toutefois, il était conscient que le cadre étroit des investigations ne permettait pas d’enfermer les nuances du vivant et de l’humaine condition. Il le savait : seule l’intuition — ce qu’il éprouvait comme une personnelle et particulière connaissance des suspects qui n’excluait pas sympathie et compréhension — pourrait apporter la vérité.

Vers la demie de quatre heures, on vint allumer les flambeaux dans la grande salle gothique où le jour ne parvenait que par d’étroites verrières. Une vieille tapisserie usée figurait les armes de France et, sur une estrade, deux fauteuils attendaient les magistrats. Gardés par des exempts, les suspects prendraient place sur le côté gauche. Nicolas, en robe noire et perruque, se tiendrait face à eux, devant une table rassemblant les pièces à conviction, entouré de deux mannequins portant les défroques de Naganda et d’Élodie. Les ombres mouvantes de ces silhouettes épousaient les vacillements des flammes, offrant une image inquiétante.

Les prévenus arrivèrent, l’air morne et silencieux. Seules les deux sœurs paraissaient outrées de se trouver là et arboraient un air de suffisance. Une fois assises, elles ne cessèrent de toiser Nicolas tout en pérorant à voix basse comme s’il s’était agi de le provoquer. Mme Galaine promenait son air d’indifférence habituel avec le sérieux d’une croyante écoutant un sermon ennuyeux. Les Galaine père et fils baissaient la tête, accablés. La Miette, presque belle, qui se déplaçait seule désormais, souriait comme un séraphin avec un visage restauré dans sa simplicité, et sur lequel l’empreinte du mal avait disparu. Naganda, lui aussi rétabli bien qu’un peu gêné dans sa démarche, observait la scène avec la curiosité d’un voyageur qui découvre des coutumes étrangères et incompréhensibles. Marie Chaffoureau se serrait les mains d’angoisse, ses petits yeux se portant sur tous les coins de ce théâtre sans jamais se fixer sur aucun. Dorsacq tentait de s’éloigner des Galaine comme s’il voulait se désolidariser de la famille. Bourdeau et Semacgus demeuraient debout au fond de la salle, où ils furent bientôt rejoints par le père Raccard.

Un peu avant cinq heures, les portes de la salle furent closes. Le père Marie, en tenue noire d’huissier, annonça les magistrats qui prirent place. Ils étaient tous les deux en simarre, avec les bandes d’hermine dont Nicolas se rappela qu’elles évoquaient, morceaux symboliques du manteau du sacre, l’autorité royale. M. de Sartine, après un regard au commissaire, prit la parole.

— Je déclare, au nom du roi, ouverte cette séance d’enquête, convoquée devant ma cour, en présence du lieutenant criminel de la vicomté et généralité de Paris. Cette procédure exceptionnelle a été requise et ordonnée par Sa Majesté, compte tenu des circonstances à bien des égards extraordinaires qui ont entouré cette délicate affaire dans laquelle je rappelle qu’un meurtre et une tentative d’homicide ont été commis. Monsieur le commissaire au Châtelet, secrétaire du roi en ses conseils, vous avez la parole.

Sartine avait soigneusement évité d’évoquer l’infanticide, dont la nouvelle n’avait pas été répandue. Tous les regards se tournaient déjà vers Nicolas quand, se levant tout à trac, Charles Galaine prit la parole sur un ton strident.

— Monsieur le lieutenant général, je tiens à présenter devant votre cour une solennelle protestation en mon nom et en celui des miens, face à une procédure aberrante dans laquelle ma famille, incarcérée sans raison, se voit appelée devant vous, sans savoir ni comprendre ce qu’on lui reproche et sans pouvoir espérer le recours et le secours d’aucun conseil. J’en appelle à la justice du roi !

On sentait dans ces propos le caractère procédurier d’un représentant d’un grand corps du négoce parisien, habitué aux débats et procès des jurandes et soutien de la fronde des parlements contre le pouvoir. Les deux sœurs se levèrent à leur tour et vociférèrent en même temps, proférant des propos et des menaces qu’on ne parvenait pas à comprendre. M. de Sartine frappa du plat de la main sur l’accoudoir de son fauteuil. Son visage, ordinairement pâle, s’était empourpré.

— Monsieur, répondit-il sur un ton égal, votre protestation n’est pas recevable. Le roi agit par sa seule justice, nous en sommes les garants et les exécuteurs. Les droits que vous réclamez vous seront accordés à vous ou à ceux qui seront convaincus des crimes dont il est question, lorsqu’une certitude nous aura été apportée sur la culpabilité de l’un ou de l’autre d’entre vous, ou lorsque votre innocence aura été prouvée. Ma présence et celle du lieutenant criminel confirment suffisamment le sérieux et l’équanimité de cette audience préliminaire. Le cours naturel de la procédure reprendra à l’issue de cette séance et tiendra compte de ses résultats.

Les deux sœurs Galaine continuaient de hurler.

— Je vous prie, monsieur, reprit Sartine, de bien vouloir calmer vos sœurs avant que je prenne d’autres mesures pour rendre à cette audience le caractère de dignité qui s’impose.

— Cependant...

— Il suffit, monsieur Galaine. La parole est au commissaire Le Floch. Puissent les débats qui s’ouvrent nous éclairer sur cette ténébreuse affaire.

Nicolas croisa les mains, prit son inspiration et tourna la tête vers les deux magistrats.

— Nous comparaissons aujourd’hui, commença-t-il, pour écrire le dernier acte d’une tragédie domestique liée à la catastrophe de la place Louis-XV. Aux victimes innocentes de l’impéritie et de la fatalité s’est ajouté le cas particulier d’Élodie Galaine, retrouvée morte parmi les restes de tous les Parisiens péris dans la nuit du 30 au 31 mai 1770. Il s’agissait, à l’évidence, de maquiller un crime. Reconnu par Charles Galaine, son oncle, et par son cousin germain, Jean Galaine, le corps fut porté sur mon ordre à la Basse-Geôle, où des praticiens expérimentés constatèrent que la jeune fille avait été étranglée et qu’elle venait de surcroît d’enfanter. Immédiatement, sur ordre du lieutenant général de police, une enquête commença à son domicile rue Saint-Honoré, où son oncle possède une boutique de marchand pelletier. Dès l’abord, il apparut qu’aucun des habitants de la maison, parents ou proches, ne pouvait justifier de son emploi du temps à l’heure approximativement fixée de l’assassinat. De ce fait, chacun d’eux avait été en mesure d’attenter à la vie d’Élodie Galaine.