Une nouvelle fois, Charles Galaine se leva.
— Je réitère ma protestation. De la déclaration même du commissaire Le Floch, il appert qu’il se trouve dans l’incapacité de fixer de manière précise l’heure du meurtre supposé de ma regrettée nièce. Dans ces conditions, comment cette séance, hors du droit commun, pourrait-elle conduire à la vérité et préserver les droits de ma famille ?
— Monsieur, fit Sartine, vous aurez toutes occasions d’intervenir, d’interroger et d’être interrogé, de prouver et de contre-prouver, d’attaquer et de contre-attaquer. Pour le moment, je vous ordonne de laisser le commissaire Le Floch exposer devant cette cour les éléments constitutifs d’un dossier délicat et d’une enquête difficile.
Nicolas poursuivit en détaillant par le menu les résultats de ses investigations. Sans se prononcer sur les constatations énoncées, il les énumérait sur un ton régulier, comme un triste inventaire des turpitudes humaines. L’information sur la maternité récente d’Élodie, ou sur celle, présumée, de la Miette, ne déclencha aucune réaction parmi les assistants. Les sœurs Galaine s’étaient calmées et leur frère avait retrouvé son attitude première après ses sursauts initiaux de révolte. Chacun écoutait avec attention le long prologue dans un silence tel qu’on entendait, lors des pauses de l’orateur, le grésillement des torches et des chandelles dont les fumées noirâtres montaient en volutes vers la voûte. Nicolas se garda bien de parler de la possession de la Miette, dont l’évocation risquait de faire sortir des voies de la raison la suite logique de cette audience.
— Messieurs, dit-il enfin sur un ton plus haut, je vais procéder avec votre permission à un ultime interrogatoire des témoins et suspects.
— Procédez, monsieur le commissaire, répondit Sartine après un coup d’œil de courtoisie au lieutenant criminel.
— Je vais naturellement commencer par Charles Galaine, le chef de la famille et le tuteur d’Élodie, fille de son frère aîné, Claude, disparu en Nouvelle-France. Monsieur, avez-vous des déclarations complémentaires à nous présenter sur votre emploi du temps durant la nuit du 30 au 31 mai 1770 ?
Charles Galaine se leva lourdement.
— Je n’ai rien à ajouter ni à retrancher à mes déclarations. Je persiste à protester sur ce qui m’est imposé.
— Libre à vous. Reconnaissez-vous avoir été informé des intentions de votre frère de prévoir la disposition de sa succession par la lettre retrouvée et déposée parmi les pièces à conviction ?
— Il s’agit d’une correspondance privée.
— J’en prends donc acte ; vous les connaissiez. Avez-vous lu le testament de votre frère et, si oui, à quel moment et par qui en fûtes-vous informé ?
Galaine jeta un regard à sa femme et à ses sœurs.
— Non.
— Saviez-vous que votre nièce était enceinte ?
— Jamais je ne m’en serais douté.
— Comment est-ce possible ?
— Les filles, de nos jours, sont capables de bien des choses. Les mauvais exemples abondent. La vêture et la toilette peuvent, je suppose, dissimuler ce qui autrement serait évident.
— Et connaissiez-vous l’état de votre servante ?
— Pas plus.
— Comment expliquez-vous leur situation ?
— Pour l’une, par une éducation négligée dans un pays à demi sauvage où elle fut sans doute livrée à tous les mauvais exemples et aux plus fallacieuses influences.
— Vraiment ? Chez les religieuses qui l’élevèrent à Québec ?
Le marchand ne répondit pas.
— Et l’autre ? poursuivit Nicolas.
— Elle ne sera pas la première servante à avoir jeté sa vertu par-dessus les moulins. C’est chose malheureusement fréquente de nos jours.
— Vous m’avez affirmé que vos sœurs avaient accompagné Élodie à la fête. Maintenez-vous cette déclaration ?
— Certes oui.
— Et pourtant, elles vous démentent.
— L’émotion, sans doute. La mort de leur nièce les a beaucoup touchées.
— Ainsi, monsieur, point d’alibi. Une nuit où personne n’est capable de témoigner en votre faveur, une nuit environnée de mystères où nul ne vous a rencontré, où vous aviez tout le loisir d’assassiner votre nièce, d’abandonner son corps dans le désordre de la catastrophe, puis d’aller innocemment aux nouvelles. Monsieur, vous êtes suspect à plus d’un titre. Vous, le fils mal aimé, qui avez souffert de la préférence de votre père pour votre aîné, plus brillant, plus entreprenant et plus séduisant. Vous, le timide aux accès de violence, toujours dominé par les femmes de votre entourage : mère, nourrice, vos deux épouses successives. Vous qui m’avez dissimulé la lettre de votre frère, ce frère détesté. Vous qui saviez, ou pressentiez, que l’étui porté au cou par Naganda contenait une pièce importante. Vous à qui votre petite fille Geneviève, l’esprit circulant de la maisonnée, instrument innocent de la perversion, répétait ce qu’elle voyait et entendait. Oui vraiment, tout vous accuse, monsieur !
— Je proteste ! Quel mobile aurais-je eu pour assassiner ma nièce ?
— Mais, justement, l’intérêt, l’intérêt ! Voilà un marchand honorable d’un des grands corps, réputé sur la place, lancé dans des spéculations hasardées avec la Moscovie et sur le point de faire faillite, d’entraîner sa maison et sa famille dans sa débâcle.
Charles Galaine tenta de protester.
— Taisez-vous, monsieur ! Informé que votre frère a laissé en France fructifier une fortune importante et qu’entre cet argent et vous-même seule une pauvre jeune fille fait obstacle, résistez-vous à la tentation ? Elle est sans appui ni conseil, quasiment entre vos mains. N’est-ce pas là un mobile suffisant ? Nous savons, par le testament, que le premier enfant mâle de cette fille sera l’héritier de Claude Galaine.
Galaine murmura :
— Mais si j’avais songé à cette fortune, il aurait suffi que mon fils épouse Élodie !
— Épouser Élodie ! Fi ! monsieur, fi ! Vous faites bon marché des recommandations de notre sainte mère l’Église. Un cousin germain ! Et de surcroît, une fille mère qui allait accoucher...
— Et qui vous dit que cet enfant n’est pas celui de mon fils ?