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Jean Galaine se leva, blême.

— Non, mon père, pas ça, pas vous !

— Voyez, dit Nicolas, même votre fils, que j’ai toujours pensé être amoureux de votre nièce, proteste contre cette idée. Et, de surcroît, il ne vous est pas venu à l’esprit que l’enfant à naître pouvait témoigner contre cette proposition ?

M. de Sartine intervint.

— Que voulez-vous insinuer, monsieur le commissaire ?

— Rien d’autre, monsieur, que le nouveau-né ne pouvait témoigner de son origine, mais, qu’en grandissant, il serait sûrement apparu comme ne pouvant pas avoir été engendré par un Jean Galaine ou tout autre jeune homme de Paris.

— Et le pourquoi de cette affirmation ?

Nicolas lança sa première carte dans le jeu compliqué de l’audience.

— Parce que tout laisse présumer que l’enfant d’Élodie était aussi celui de Naganda. Une enfance partagée, les épreuves subies ensemble, une longue traversée de l’océan au milieu des périls de la guerre et de la fortune de mer, puis l’hostilité dont ils furent, sans relâche, entourés dans la maison Galaine les avaient rapprochés au point... Après tout, elle n’avait pas vingt ans et lui en a trente-cinq. Y voyez-vous un obstacle dirimant ? De plus vertueux n’y eussent pas résisté.

Nicolas et les deux magistrats furent seuls à remarquer les larmes qui coulaient sur le visage impassible de l’Indien.

— Nous y reviendrons et nous aurons à demander, à exiger même, des explications circonstanciées à Naganda. Mais, pour le moment, attachons-nous à la famille Galaine. Réservons pour la suite votre cas, monsieur. Considérons celui de votre fils. Voici les mêmes enténèbrements de raisons, la même impossibilité de fournir un récit cohérent de cette nuit fatidique où se bousculent les détails d’une aventure dans les bras d’une fille galante, de rencontres imprévues avec des compagnons de débauche, d’un trou de plusieurs heures et, enfin, d’un retour tardif au logis. Que d’incertitudes, que de parts d’ombre qui ne peuvent que susciter le doute et le soupçon ! Je vous entends penser tout bas, messieurs : « Mais quel serait le mobile de ce jeune homme, et quel motif aurait pu le conduire à vouloir briser le destin de sa cousine ? » Est-il coupable d’un tel acte ? Ces mobiles existent, bien forts et bien pesants. Mais, au préalable, je voudrais poser une question au suspect Jean Galaine, étiez-vous amoureux de votre cousine, Élodie ? Ne vous précipitez pas pour me répondre, car de votre sincérité dépendra presque assurément votre salut, sauf, à Dieu ne plaise, que je ne me sois fourvoyé.

Jean Galaine se dressa et répondit d’une voix presque inaudible, qui finit par se briser tout à fait :

— Monsieur le commissaire, je dois reconnaître en conscience que j’ai nourri depuis le premier jour pour Élodie un amour démesuré, mais rien ni personne n’aurait pu me conduire à lui vouloir du mal.

— Et pourtant, monsieur, repartit Nicolas, quelle situation que la vôtre ! Fils aîné d’un premier lit, vous détestez votre marâtre qui vous le rend bien, sous couvert de son indifférence. Désespérément amoureux de votre cousine germaine, cet amour impossible vous mine et vous détruit. Votre union, si tant est qu’elle accepte de jeter un regard sur vous, exigerait une dispense que l’on octroie quelquefois à de grandes et nobles maisons qui ont un prince de l’Église dans leur manche. Amour délirant qui se nourrit d’images et de frustrations ! Amour d’autant plus douloureux que vous avez pu connaître ou deviner les liens qui — supposons-le toujours — unissaient Élodie et l’Indien. La passion peut mener au crime et quand, à ce puissant mobile, s’ajoute celui de l’intérêt, car vous aviez, comme votre père, le même avantage à la voir disparaître, tout est alors possible. Mais, à votre décharge, je vous ai vu, avec un autre, le seul dans cette maison vraiment touché par la mort de votre cousine. J’ai même traversé votre esprit lorsque, regardant votre père, vous l’avez soupçonné d’être le coupable de ce meurtre.

— Monsieur le commissaire, s’écria Sartine, veuillez rester dans les limites de votre dossier, sans faire intervenir l’intime conviction que vous pouvez nourrir !

— Je m’y attache, monsieur, mais la vérité ne peut éclater que dans le croisement fécond des faits rationnels et des intuitions incertaines. Ainsi, le doute demeure autour de Jean Galaine.

Nicolas reprit son souffle, traversa la pièce et s’approcha de Mme Galaine.

— Madame, vous compliquez la tâche ingrate qui est la mienne. Quel destin que le vôtre ! Il semble que cette maison de la rue Saint-Honoré favorise les fausses positions. De fait, vous êtes la maîtresse de maison. Vous aidez et suppléez votre époux dans les affaires de son négoce. Vous lui avez donné une fille. Mais il paraît que vous êtes une étrangère dans votre propre demeure. Vous ne bénéficiez ni de l’affection, ni même de l’indulgence des autres membres de la famille. Votre beau-fils ? Hostile. Vos belles-sœurs ? Haineuses. Naganda ? Pour vous, c’est un meuble, vous ne le voyez même pas. Dorsacq, le commis de boutique ? Vous menez avec lui un jeu de coquetterie et de femme savante dont il paraît esclave. Que d’angoisse pour vous, dans cette maison ! Vous songez chaque jour à ce qui vous attend, auprès d’un mari incertain et veule, que vous n’estimez point et qui reste soumis à l’influence pernicieuse de ses sœurs. Vous avez découvert qu’il mène son affaire à la ruine, menaçant votre survie mais surtout celle de votre fille, Geneviève, dont l’avenir vous tient à cœur, car vous êtes une bonne mère. Il existe bien une espérance, celle de la fortune de Claude Galaine. Or, il y a un obstacle entre celle-ci et votre mari : la pauvre Élodie. Là encore, madame, que dire de votre obstination à dissimuler sans raison ni prétexte l’emploi du temps d’une nuit décisive ? Une dernière fois, je vous adjure solennellement de décharger votre conscience.

Mme Galaine le regarda sans répondre.

— Madame, veuillez réveiller votre mémoire, insista Nicolas. Il ne faut pas sortir du collège d’Harcourt ou de Presles pour revivre un passé si proche !

— Qu’est donc ce collège de Presles que je ne connais point ? demanda le lieutenant criminel.

Mme Galaine se leva, empourprée ; le subterfuge de Nicolas avait touché son but, et elle avait immédiatement saisi ce que son propos énigmatique suggérait.

— Madame, il ne tient qu’à vous, reprit Nicolas. Si vous souhaitez confier quelque chose à M. le lieutenant général de police, plaise à lui de vous faire approcher et de vous entendre.

Intrigué, M. de Sartine consulta son voisin et fit signe à Nicolas de les rejoindre.

— Que signifie, monsieur le commissaire ? Votre mémoire, pourtant si précis, ne laissait pas attendre de telles ambiguïtés.

Nicolas se rapprocha encore des deux magistrats, dont les têtes se penchèrent vers lui.

— Cela signifie, messieurs, que l’alibi de cette femme tient à une pratique déshonorante qu’elle ne peut avouer publiquement. C’est pour cette raison que je souhaite que vous l’entendiez en confidence.

Le lieutenant général invita Mme Galaine à s’avancer et celle-ci, les yeux gonflés de larmes, révéla à voix basse ce que le commissaire avait déjà découvert lors de sa rencontre avec Restif de La Bretonne. Elle regagna sa place sous les regards intrigués du mari et soupçonneux de ses belles-sœurs. Après un encouragement de M. de Sartine, le commissaire reprit la parole.