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— Messieurs, vous jugerez après la confidence que vous venez de recevoir que Mme Galaine ne saurait être matériellement soupçonnée du meurtre de sa nièce par alliance, même si rien ne l’exonère d’une éventuelle complicité dans la préparation de cet acte criminel. Et puisque nous parlons de Mme Galaine, ne serait-il pas opportun d’examiner le cas de M. Dorsacq, commis de cette boutique de la rue Saint-Honoré ? Il fait ouvertement profession d’être le chevalier servant de la dame en question. Certes, il n’est pas de la famille, mais son emploi l’entraîne à en être le commensal obligé. Voilà un jeune homme qui, d’évidence, bénéficie de la confiance de maître Galaine. Il peut nourrir de grandes espérances. Il est intime avec sa patronne, il l’accompagne, l’escorte, sort au spectacle et communie avec elle dans la chronique de la cour et de la ville, et cela avec l’assentiment tacite du mari qu’il décharge ainsi d’un rôle qui lui pèse. Nourrit-il quelques sentiments indiscrets à l’égard de la maîtresse de maison ? Je ne le crois pas. J’estime au contraire que leurs attitudes se complètent naturellement et qu’elles participent de dissimulations. Ainsi feint-il de faire la cour à sa patronne...

— Monsieur, s’indigna Charles Galaine, vous m’outragez ! Comment pouvez-vous supposer...

— J’ai dit : il paraît, répliqua Nicolas. Entre l’apparence et le fait matériel, il y a une différence que vous franchissez bien aisément — ce que moi, je ne fais pas. Il paraît, disais-je, faire la cour à sa patronne, comme pour mieux dissimuler autre chose de moins publiable. Je le suppose, à ses mauvais rôles, engagé dans diverses aventures. Est-il amoureux d’Élodie, la jeune fille de la maison ? Est-il conscient de l’intérêt à pousser sa cause de ce côté-là ? Cela lui permettrait de s’introduire dans la famille, d’y faire sa place. A-t-il eu vent des espérances d’Élodie ? Tout est possible et le soupçon pèse également sur lui. En réponse à nos interrogations, il persiste à camper sur une attitude affectée de souci de l’honneur d’une dame. Cela tient-il, lorsqu’on se trouve sous la menace d’une inculpation pour un crime capital dont la seule issue sera un supplice en place de Grève ? Et pourtant, on ne veut pas révéler l’emploi de son temps dans cette même nuit. Permettez-moi, messieurs, de me livrer devant vous à une petite confrontation qui ouvrira, je l’espère, de nouvelles perspectives à notre affaire.

Nicolas appela Bourdeau et lui donna ses instructions. L’inspecteur se dirigea vers un exempt, le plus jeune. Il lui fit ôter sa perruque et sa veste et le plaça sur le parquet, face aux deux magistrats, puis, il invita Jean Galaine et Louis Dorsacq à se tenir de part et d’autre.

— Messieurs, reprit Nicolas, plaise à vous d’autoriser la comparution d’un témoin.

La porte de la salle d’audience s’ouvrit et le père Marie, tout pénétré de son importance, introduisit un petit homme chétif, à moitié chauve. Il portait des besicles à monture d’acier derrière lesquelles des yeux apeurés contemplaient la solennité de l’assemblée. Un habit râpé de ratine noire, des souliers trop grands, éculés et sans boucles offraient un ensemble misérable.

— Approchez, dit Nicolas, monsieur ?

— Robillard Jacques, monsieur, pour vous servir.

— Indiquez-nous votre occupation.

— Je suis marchand fripier, rue du Faubourg-du-Temple.

— Monsieur Robillard, vous avez bien déclaré à l’inspecteur Bourdeau avoir, tôt le matin du 31 mai 1770, reçu en gage pour une valeur de dix-huit livres, cinq sols, six deniers, des vêtements et objets dont certains sont disposés dans cette salle. Reconnaissez-vous le reçu et ceux-ci ?

— Je reconnais tout, monsieur, c’est la vérité même. Deux tenues identiques avec manteau et chapeau, de bonne qualité. L’homme m’a étonné d’accepter si peu. Et un flacon d’apothicaire. Je n’ai pas discuté, vous pensez. Une bonne affaire pour moi, parce qu’on les revoit jamais et qu’on peut disposer des gages en garantie.

— Maintenant, monsieur Robillard, voyez ces trois hommes de dos. Je vais vous inviter à défiler devant eux et à me dire si vous reconnaissez votre client de l’autre jour.

Nicolas priait le ciel pour que le témoin n’ouvrît pas la bouche pour répéter ce qu’il avait déjà confié à Bourdeau, à savoir qu’il n’avait pas prêté attention aux traits de sa pratique et qu’il n’en pouvait donner, de la sorte, aucun signalement tangible. Il espérait qu’un détail lui reviendrait et estimait devoir jouer cette carte, si incertaine fût-elle. Avant même que Robillard ne se trouve devant les trois jeunes gens, Louis Dorsacq se retourna et fit trois pas vers Nicolas.

— Monsieur le commissaire, dit-il à voix basse, avant que cet homme ne me reconnaisse, je préfère indiquer que c’est moi qui suis allé mettre ces objets en gage afin de payer une dette de jeu.

Nicolas eut le sentiment qu’on tentait, une nouvelle fois, d’égarer la justice.

— Voilà un bien intéressant revirement ! Toutefois, indiquez-nous précisément d’où vous sortez ce bric-à-brac remis en gage, sans discussion ni marchandage, abandonné pour la somme misérable de dix-huit livres. Et votre aveu appelle d’autres questions. À qui devez-vous cette somme ?

— À des joueurs de mes amis.

— Voilà qui est des plus précis ! Mais, j’insiste, où avez-vous trouvé les objets mis en gage ?

De toute évidence, Dorsacq tentait avec désespoir de construire des circonstances plausibles. Elles ne pouvaient pas tromper Nicolas, informé des origines probables d’au moins une tenue de Naganda et du flacon d’apothicaire.

— Dans l’office...

— Comment, dans l’office !

— Oui, je les ai trouvés, le matin, dans l’office, déposés en désordre sur le sol...

— Quel matin ?

— Le matin de la catastrophe de la place Louis-XV. Ces objets, j’ai cru qu’on les voulait jeter. Je m’en suis saisi, et je le regrette bien maintenant.

— Et le flacon d’apothicaire ?

— Lui aussi traînait là.

— Ainsi, quand les objets de vos maîtres traînent, il vous paraît normal de les escamoter. Tout cela est parfaitement vraisemblable et crédible ; la cour devrait s’en trouver confondue ! Que faisiez-vous d’ailleurs si tôt à la boutique ? Vous n’habitez pas là.

— J’étais venu pour l’inventaire d’été.

Nicolas ne souhaitait pas encore sortir de sa manche les atouts dont il disposait. Pour le moment, il lui suffisait de constater les mensonges patents de Dorsacq, qui abandonnait l’un pour se jeter dans un autre. Il n’était pas nécessaire de précipiter les choses avant la fin de l’interrogatoire de tous les suspects. Il ne poussa donc point son avantage, congédia le fripier qui sortit en multipliant les révérences et saluts à la ronde. Les deux jeunes gens reprirent leur place sur le banc et l’exempt se rhabilla. Après un très long silence de réflexion, le commissaire se tourna vers Naganda.

— Monsieur, votre situation me plonge dans la perplexité. Comme tous ceux-ci...

D’un geste large, il désigna les Galaine assis en face de lui.