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— ... vous m’avez menti. Je sais d’expérience qu’il existe des mensonges pour la bonne cause, de pieux mensonges, mais il n’importe : vous m’avez menti. Vous voilà, enfant d’un nouveau monde, déraciné, transporté, jeté sur les rives d’un vieux royaume au milieu de gens curieux ou hostiles ou qui entendent mal qu’on puisse être autre chose que Parisien, sans appuis, sans amis, abandonné à vous-même. Vous voilà ensuite, comme un criminel, enfermé, drogué, trompé, pour ce que vous nous en dites, et pour finir, on tente de vous tuer. Comment n’éprouverait-on pas, pour vous et votre lamentable situation, la plus élémentaire compassion ? Et pourtant, vous avez menti. Au point où nous en sommes, je vous prie de mesurer ce qui vous reste à sauver. Rappelez-vous que seule la vérité fonde la justice. Si, comme vous le prétendez, le souvenir d’Élodie vous est cher, alors franchissez ce dernier pas en souvenir d’elle. Autrement, persistez dans votre aberration et vous nourrirez contre vous toutes les préventions, ou plutôt, vous en augmenterez le poids, vous accroîtrez le soupçon et, pour finir, je vous le prédis, la marche inexorable de la loi vous écrasera. Ne croyez pas, en effet, qu’il n’y ait pas de mobiles contre vous.

Nicolas répondait à un mouvement de dénégation de l’Indien.

— Réfléchissons un moment. Élodie, cette jeune femme qu’on disait légère, inconséquente, coquette en un mot et ne repoussant pas les hommages des jeunes gens, comment ses attitudes n’auraient-elles pas provoqué l’amour qui pouvait exister entre vous ? Peut-être, en effet, la victime n’était-elle pas raisonnable. Il y a des témoignages. Mes propos vous laissent indifférent, Naganda ? Libre à vous. Songez toutefois que ces éléments peuvent expliquer — je vous fais l’honneur d’écarter toute idée d’intérêt personnel — la naissance d’un sentiment violent de jalousie, d’autant plus violent que vous êtes issu d’une tribu guerrière où ce genre d’affront, si l’on en croit les récits des voyageurs, se règle dans le sang.

— Chez les miens, s’écria Naganda en dressant la tête avec orgueil, on ne tue pas les jeunes filles !

— Remarque bienvenue, si elle était accompagnée de la vérité que je vous réclame depuis tant de jours.

— Monsieur le commissaire, dit Naganda, je vais répondre en toute clarté et remettre mon sort entre vos mains. Vous m’avez toujours témoigné la considération que j’attendais des habitants du pays du roi auquel j’avais rêvé toute mon enfance. Interrogez-moi.

— Bien, sourit Nicolas. Vous m’avez bien dit avoir été drogué et inconscient jusqu’au lendemain après-midi, soit de l’après-midi du 30 mai à celle du 31. Confirmez-vous vos déclarations ?

— Non. J’ai été drogué de bien méchante manière par une boisson servie par la cuisinière dans l’après-midi du 30. J’ai dormi très profondément durant plusieurs heures. Quand je me suis éveillé, il faisait nuit, je n’avais plus mon talisman ni le collier qui le portait, et la tête me faisait mal. J’étais enfermé, on avait dérobé mes hardes. Je me suis enfui une première fois par le toit. J’ai erré dans la nuit autour de la maison pendant quelques heures. Les gens paraissaient insensés et ne faisaient pas attention à moi. Ils criaient, ils couraient, des voitures passaient au grand galop. J’ai soupçonné un grave événement. J’étais d’autant plus inquiet que je savais qu’Élodie devait aller à la fête, qu’elle en avait exprimé plusieurs fois le désir et que sa délivrance était proche. Ne pouvant rien faire dans mon état, je suis rentré au logis. Ce n’est que le lendemain que je me suis enfui pour de bon, car je craignais pour ma vie.

— Soit. Vous reconnaissez par là même tous les liens qui vous attachaient à Élodie Galaine qui, selon vous, était enceinte de vos œuvres. N’aviez-vous pas appris sa délivrance ?

— À aucun moment. Depuis quelques jours, on m’empêchait de la voir en la disant souffrante. Je me rongeais, rien que d’y penser. Je n’ai donc rien su sur cette naissance que vous évoquez. J’aimais Élodie. Nous nous étions promis l’un à l’autre sur le bateau qui nous conduisait en France. Depuis des mois, elle dissimulait son état autant que faire se pouvait. La vie devenait insupportable dans sa famille et nous comptions nous enfuir dès la naissance pour retourner en Nouvelle-France. Elle avait mis en gage ses bijoux et les quelques objets précieux qui provenaient de ses parents...

Nicolas comprit enfin pourquoi il n’avait rien retrouvé des objets personnels de la jeune femme.

— Elle ignorait comme moi être l’héritière d’une grande fortune, reprit l’Indien. Je vous dis la vérité comme si je témoignais devant M. de Voltaire, l’apôtre de la justice. Je ne sais rien d’autre. Pour le reste, j’ai pratiqué les rites de mon peuple afin que les esprits apaisent l’âme d’Élodie et confondent son meurtrier. J’ai parlé.

Le lieutenant général de police fit un signe discret au commissaire d’avoir à passer outre sur ce point particulier qui risquait de ramener trop directement le débat sur la parenthèse démoniaque de la possession de la Miette.

— Quels sentiments vous inspirait la réputation faite à Élodie ?

— Nous avions décidé de donner le change. Ainsi jouait-elle la comédie. Elle s’exerçait en lisant les dialogues de M. de Marivaux. Nous riions ensemble des tentatives de Jean Galaine et de Louis Dorsacq qui s’évertuaient à la séduire. Élodie scandalisait aussi ses tantes par des propos légers et ambigus qui confirmaient ce qu’elles pouvaient penser d’elle. Derrière ce paravent de faux-semblants, nous étions — du moins, nous avions la faiblesse de le croire — dissimulés et protégés.

— Est-ce tout ? Avez-vous autre chose à confier à la Cour ?

— Je veux bien tout révéler à celui qui m’a sauvé la vie !

— Ne croyez pas cela, votre blessure n’était pas mortelle.

— Si vous n’étiez pas monté, la vie allait s’échapper avec mon sang.

Semacgus, sur lequel Nicolas jeta un œil, approuvait.

— Soit, je vous écoute.

— Comme l’homme de la pierre m’a sauvé, j’ai vu Élodie tuée par...

M. de Sartine s’agita à nouveau et interrompit l’Indien au grand désespoir de Nicolas.

— Monsieur le commissaire, ne nous égarons pas dans des voies traversières. Veuillez poursuivre.

Naganda se rassit. Nicolas saisit le flacon d’apothicaire, et, tenant l’objet au bout des doigts, le promena sous le regard des suspects en observant leurs réactions. Ils suivaient son manège du regard sans ciller.

— Qui d’entre vous connaissait ce flacon ?

Les mains de Jean Galaine et de Charlotte, la sœur aînée, se levèrent. Qui devait-il interroger en premier ? Il se doutait de ce qu’allait révéler le fils Galaine, puisqu’il se proposait de parler. Il avouerait sa visite chez l’apothicaire de la rue Saint-Honoré. Nicolas se décida donc pour Charlotte.

— Mademoiselle, que pouvez-vous nous dire là-dessus ?

— En toute franchise, monsieur le commissaire, c’est ma sœur, ma sœur Camille. Elle n’a plus sa tête, elle dort fort mal. Elle prend des potions dans des flacons identiques, qu’on lui prépare chez l’apothicaire.

— C’est exact monsieur le commissaire, intervint la cadette, je dors mal et use de fleur d’oranger pour m’inciter au sommeil.