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— Puis-je vous faire observer qu’on achète ce produit chez tous les épiciers ? Pourquoi avoir recours à votre apothicaire ?

— C’est l’habitude, et son efficacité est plus grande ; je crains que les épiciers ne la coupent. Ainsi, un jour...

Nicolas l’interrompit.

— Y a-t-il longtemps que vous en avez acheté ?

— Trois semaines environ, peut-être plus. Je donne du lait au chat et une petite cuillerée dans ma tasse en même temps... et encore... pas tous les soirs.

— Vous êtes-vous procuré une autre potion ces derniers jours ?

Charlotte reprit la parole devant l’hésitation de sa sœur.

— Certes oui, Camille ! Décidément, tu perds la tête avec tout ce charivari ! Jean est allé te chercher un flacon chez maître Clerambourg, notre voisin. Cela avait bon goût et tu as voulu que j’en prenne aussi.

Camille, ahurie, regardait sa sœur sans savoir que dire.

— Si tu le dis... Mais vraiment, je ne sais plus et quelle importance d’ailleurs ?

Nicolas se tourna vers Jean Galaine.

— Monsieur, vous confirmez ?

— Tout à fait. Je suis allé, à la demande de mes tantes, acheter un flacon de laudanum.

— Vos tantes, dites-vous ? Laquelle ?

— Je l’ignore.

— Comment pouvez-vous l’ignorer ?

— La demande m’a été présentée par la cuisinière, à qui, d’ailleurs, j’ai remis le flacon.

Enfin, songeait Nicolas, voilà un élément nouveau de première main. Cette Marie Chaffoureau, à qui l’on eût donné le Bon Dieu sans confession, avait dissimulé son rôle dans cette affaire.

Il se tourna vers la cuisinière.

— Qu’est-ce à dire, Marie, et pourquoi m’avoir caché ce point particulier ? Nous avions pourtant longuement évoqué ensemble ce problème de flacon. Qui vous a chargée de faire acheter ce laudanum, substance si dangereuse ?

— Qu’on ne compte pas sur moi pour trahir la confiance de mes maîtres, bougonna la cuisinière.

— Mauvaise réponse, Marie Chaffoureau. Alors, qui de Camille ou de Charlotte Galaine ?

— Y avait un papier à l’office.

— Et où se trouve ce papier ?

— Je l’ai jeté dans le potager ; il n’est plus que cendres.

On s’enfonçait de plus en plus dans les arguties de témoins qui pouvaient être des coupables et qui compliquaient à plaisir la marche de la justice. Nicolas s’éloigna du banc des témoins et resta un moment à contempler les deux mannequins et les pièces à conviction : papiers, objets, vêtements, robe, corsage et corset. Il réfléchit soudain au fait qu’on n’avait pas retrouvé les chaussures d’Élodie Galaine. Il se rendit compte que la perruque de M. de Sartine oscillait dangereusement d’avant en arrière, signe, chez son porteur, de grande irritation. Il écarta cette vision et s’attacha à chaque pièce.

C’est alors que le jour se fit. Oui, cela pouvait être le chemin de la vérité, sauf à tomber, par une coïncidence insensée, sur deux cas identiques. Une voix lui répétait le témoignage opportunément resurgi et qui ne laissait plus aucun doute. Il vit nettement le moyen à utiliser, risqué, certes, mais décisif. Comme toutes les démarches ultimes, celle-ci s’apparenterait à une espèce de jeu. Cela ne réglerait pas tout, mais un grand pas aurait été fait. Nicolas redressa la tête et appela Bourdeau qui s’approcha. Il lui parla à l’oreille, l’autre acquiesça et sortit aussitôt de la salle d’audience. En attendant son retour et pour occuper la galerie, Nicolas devait continuer à interroger les témoins, resserrer peu à peu le cercle des questions, sans éveiller par trop leur méfiance. Le lieutenant général interrompit sa réflexion.

— Allons-nous attendre longtemps, monsieur le commissaire, les conclusions de ces pauses par lesquelles vous trouvez bon d’interrompre le cours languissant de cette comparution ? Je suspends les débats quelques instants. Le lieutenant criminel et moi-même souhaitons vous entretenir sur-le-champ dans mon cabinet.

Les deux magistrats sortirent par le fond de la salle, où un petit couloir conduisait au cabinet de Sartine ; Nicolas les suivit. À peine entré, son chef, qui faisait les cent pas, l’apostropha sur le ton froid et concentré qu’il affectionnait quand il maîtrisait une colère.

— Il ne suffit pas, monsieur le commissaire, de nous livrer des développements qui ne mènent à rien, avec ces flacons, cet Indien qui divague et tous ces propos insensés. Chaque suspect est un coupable ou un innocent en puissance. Or, jusqu’à présent, l’obscurité domine dans votre présentation des éléments disparates de cette affaire. Où nous conduisez-vous ?

— Oui, appuya le lieutenant criminel, où nous conduisez-vous ? Je vous croyais plus prompt, monsieur : vous me décevez. Voilà bien les aléas d’une procédure détournée. Ah ! je déplore les circonstances et les pressions qui m’ont incité...

M. de Sartine, excédé, lui coupa la parole.

— M. Testard du Lys parle d’or. Ou vous aboutissez céans et dans l’heure qui suit, ou nous renvoyons ces gens au cachot et engageons une procédure plus convenue et peut-être plus efficace.

— Messieurs, dit Nicolas, je suis désormais assuré d’aboutir.

M. de Sartine le considéra avec un rien d’attendrissement.

— Eu égard à votre passé, je veux bien vous croire. Retournons en séance.

XII

DÉNOUEMENT

« À l’inattendu les dieux livrent passage. »

Euripide

L’audience extraordinaire avait repris son cours. Nicolas s’approcha du banc des suspects après avoir noté au passage que Bourdeau n’était pas encore revenu.

— Je souhaite examiner à nouveau l’emploi du temps de certains membres de la famille Galaine, déclara-t-il d’emblée.

Il arrêta sa déambulation devant Camille et Charlotte.

— Vous confirmez bien, fit-il en s’adressant à Camille, n’être pas sortie dans la soirée du 30 au 31 mai ?

— En effet, monsieur le commissaire, et d’ailleurs le chat...

— Non, pas le chat, mademoiselle. C’est de vous qu’il s’agit et de deux assassinats.

Le petit visage exsangue semblait s’étrécir encore davantage sous l’émotion. Elle cherchait le regard de sa sœur aînée qui tournait la tête de l’autre côté. Nicolas consulta son petit carnet.

— Toutes deux m’avez déclaré que vous avez aidé votre nièce à s’habiller pour la soirée, du fait...

Elles approuvèrent avec un ensemble confondant.

— .. que vous trouviez sa tenue trop claire !

— Il nous semblait, dit Camille.

— Et ainsi, vous l’avez laissée sortir seule au bout du compte ?

— Non, pas seule, dit Charlotte. Avec la pauvre Miette, qui l’accompagnait.

— Il est bien triste, remarqua Nicolas, que son état ne permette pas à la pauvre fille de confirmer vos dires.

Il fit quelques pas vers le commis.

— Monsieur Dorsacq, il faut m’aider. Cette fameuse dette de jeu pour laquelle vous avez mis des objets en gage, vous avez bien reçu un billet en échange ? C’est la règle.

— Je ne sais... Oui... Certes.

— Bon. À qui l’avez-vous remis ?

— Je l’ignore.

— Mais si, vous le savez très bien. Il se trouve que, moi, je l’ai récupéré. Il a été remis à la personne qui, contrairement à vos dires, vous a confié le soin de porter ces vêtements chez le fripier de la rue du Faubourg-du-Temple. Me direz-vous à la fin le nom de cette personne, ou voulez-vous que le bourreau tranche le problème par une question ordinaire prévue par la procédure commune à l’intention des prévenus d’homicide ?