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— Monsieur le commissaire, je suis au désespoir...

— Allons, allons, prenez sur vous et accomplissez un dernier petit effort pour être sincère.

— J’ai été contraint.

— Quand on est contraint, c’est qu’une pression s’exerce sur vous. Qui vous menaçait et pour quelle raison ?

Le jeune homme semblait sur le point de pleurer.

— Je me suis quelque peu diverti avec la Miette, lâcha-t-il enfin.

— Qu’est-ce à dire, monsieur ?

— Je crains, hélas, qu’elle ne soit grosse de mes œuvres.

— Vous l’aimiez ? Quelles étaient vos intentions ?

— Aucunement. Je m’amusais avec elle.

— En aimiez-vous une autre ?

— Non pas.

— Si. Vous espériez, par désir ou par lucre, séduire Élodie Galaine. Allons, avouez-le. C’est sans doute pour avoir été dédaigné et par jalousie et fureur de voir échapper la chance d’entrer dans cette famille que vous en êtes venu à la vouloir supprimer.

Dorsacq prit sa tête à deux mains et la secoua avec frénésie.

— Non, non ! Jamais.

— Alors, qui vous faisait chanter ? Qui ? Qui ?

— Mlle Charlotte.

— Comment cela, Mlle Charlotte ? Et sous quel prétexte ? Expliquez-vous.

— Elle est venue me voir le jeudi matin dans la boutique. J’avais erré toute la nuit. Je n’avais pas trouvé Élodie, à qui je voulais parler. J’étais furieux et humilié. Mlle Charlotte m’a dit ce que je devais faire avec les vêtements, les chapeaux et le flacon. Les porter chez un fripier, les mettre en gage et lui rapporter le billet.

— Oui, ainsi ils étaient soustraits à toute investigation, mais pouvaient reparaître en cas de besoin. Mais comment a-t-elle pu vous contraindre à cette démarche ?

— Elle savait pour moi et la Miette. Elle a menacé de tout révéler à M. Galaine et de me faire chasser si je n’obtempérais point. Dans le cas contraire, elle userait de son influence afin de me faire accepter comme prétendant de sa nièce Élodie. Je ne sais comment elle avait pu connaître ma situation.

— Moi, je sais, dit Nicolas. Un témoin, trop jeune pour comparaître, mais qui est l’esprit de la maison Galaine, circule partout, ne cesse d’écouter aux portes, fouille meubles et tiroirs. Ce témoin-là — Geneviève Galaine pour ne la point nommer — répète et révèle à son père quelquefois, à ses tantes toujours, ce qu’elle entend et ce qu’elle recueille. Par elle, tout se sait, tout se détruit, tout se corrompt et, de son innocence, naît le crime. Mais nous avançons. Charlotte Galaine, reconnaissez-vous avoir exercé un chantage sur le commis de la boutique ?

Ce fut Camille qui répondit.

— Non, dit la petite femme précipitamment, ce n’était pas un chantage. Je vais tout vous conter. J’allais vous le dire l’autre matin, mais vous n’écoutez pas, vous interrompez. Les chats...

— Ah, non ! Pas les chats.

— Si fait : la nuit tous les chats sont gris.

— Et alors ?

— Le soir de la fête, notre crainte à ma sœur et à moi-même, c’était le trop-plein de galants qui pouvaient importuner notre nièce. Alors...

Elle s’esclaffa et son rire résonna comme le son d’une crécelle aigrelette.

— Nous avons bâti un roman, une sorte de jeu de carnaval. Oh ! oui ! Une farce bien innocente. Il s’agissait d’habiller Élodie avec les vêtements de la Miette et la Miette avec ceux d’Élodie. Comme je vous l’ai dit, il fallait éviter que le sauvage l’escortât. Nous avions bien raison, après ce que nous venons d’apprendre. Grâce à la cuisinière qui nous est toute dévouée, il a été endormi et nous avons pris ses hardes. Donc, nous l’endormons. Nous nous étions procuré le double de son costume. Ainsi, la Miette partirait avec la cuisinière grimée en Naganda quelques minutes auparavant, et les galants suivraient. Et ensuite, ce serait Élodie avec Charlotte, elle aussi en Naganda. Deux sauvages, deux Élodie. La farce n’était-elle pas bonne !

— Mais qui étaient les deux sauvages ?

— Je viens de vous le dire : ma sœur Charlotte et la cuisinière, Marie Chaffoureau.

— Ainsi, votre sœur a menti, elle est sortie avec Élodie ?

— Mais oui, je me tue à vous le répéter !

Charlotte se leva.

— Monsieur le commissaire, tout cela est inventé. C’est elle qui est sortie. Encore sa pauvre tête qui lui joue des tours ; elle est coiffée de fausses idées. C’est une automate détraquée. Ma pauvre fille !

— Que répond à cela Marie Chaffoureau ? intervint Sartine. Monsieur le commissaire, avez-vous pris le soin de recouper le témoignage qui vérifiait son alibi ?

— Certes, monsieur, mais uniquement par rapport à l’heure présumée du crime, nullement en fonction du reste de la soirée. Les deux versions se peuvent concilier. Marie Chaffoureau, qu’avez-vous à répondre ?

— Il fallait protéger la petite ! hoqueta la cuisinière. Il fallait protéger la petite !

Il dut la secouer, car elle n’arrêtait pas de répéter cette phrase. Rien n’y fit et il sentit qu’on n’en tirerait rien pour le moment. Que pouvait-il pour pousser son offensive ? Le mieux était d’écraser l’adversaire sous un bombardement d’arguments qui le laisserait abruti et effondré. Alors, il jouerait le tout pour le tout. Il rejoignit sa place sous les étroites verrières.

 — Messieurs, dit-il, vous m’avez donné ordre et mission d’aboutir. Je m’en vais vous conter une histoire, celle d’un drame domestique survenu dans l’espace réduit d’une maison marchande. Deux êtres réunis par le malheur, coupés de leur famille dans une contrée en guerre où l’Anglais a pris notre place et poursuit de sa vindicte les enfants des vaincus et les alliés indiens du roi. Ces deux-là prennent l’habitude de reporter sur eux-mêmes l’affection qu’ils ne peuvent dispenser à personne d’autre. Qui leur jettera la première pierre ? Les voilà débarquant sur une terre hostile, à l’issue d’une traversée effroyable qui a décimé la marine de Sa Majesté. Ils surgissent au milieu d’une famille sans doute habitée par l’idée confortable que le frère aîné et les siens ont péri dans la débâcle de la Nouvelle-France. Accueil forcé, sentiments feints, incompréhension et mépris à l’égard du « sauvage », tout concourt à rapprocher davantage ces enfants, si cela était possible. Conséquence de cette situation, la promesse d’un enfant et la volonté de fuir une famille hostile et de se marier, et d’ouvrir enfin le fameux talisman que Naganda porte au cou et qui contient d’évidence un secret intéressant le destin d’Élodie. De tout cela, ils parlent et s’entretiennent sans méfiance. Ils ne se doutent pas que l’innocence les écoute et les épie, rapportant et colportant leurs paroles, leurs gestes et leurs espérances.

— Mais qui était au courant de l’état d’Élodie Galaine ? demanda Sartine.

— J’y viens, monsieur. Tout d’abord, Charles Galaine, le père. En parle-t-il à son épouse ? Je ne sais. Charlotte et Camille, sans aucun doute. La cuisinière, cela va de soi. Cela fait déjà beaucoup de monde dans le secret. Autour d’Élodie tournent les jeunes gens : Dorsacq et le fils Galaine. Par tactique elle ne les désespère point. Elle est dupe à son tour de l’affection que lui marquent ses tantes. Qu’en disait-elle, Naganda ?