— Je vous interroge à nouveau, monsieur le commissaire, dit le lieutenant criminel. Dans votre mémoire, je lis le récit de la journée de la cuisinière, je constate...
— Et il est exact. Une fois sortie avec la Miette, elle s’en sépare assez vite, rentre rue Saint-Honoré et file jouer à la bouillotte avec des commères qu’elle abandonnera bientôt.
— Soit.
— L’imprévu surgit avec la catastrophe de la place Louis-XV. Le couvent de la Conception n’est pas loin de la rue Royale. La Miette a quitté l’une des sœurs qui, elle, se rend aux nouvelles et constate le drame. Elle voit les corps apportés sans vie en bas du Garde-Meuble, mais l’idée ne lui vient sans doute pas tout de suite de pouvoir utiliser l’événement. Elle retourne au logis. Là, il apparaît que Naganda s’est éveillé, qu’il est peut-être sorti, selon la cuisinière. Lui faire porter la responsabilité du crime pour raison de jalousie n’est plus aussi sûr qu’auparavant. Qu’a-t-il fait et que va-t-il faire ? C’est trop dangereux. Au petit matin, la coupable et Marie Chaffoureau rassortent dans la nuit. Toutes deux récupèrent le cadavre d’Élodie. Par bonheur, les alentours du couvent sont déserts. Elles portent le corps par la rue Saint-Honoré jusqu’au Garde-Meuble. Personne ne s’en étonne, la panique et l’épouvante sont à leur comble dans le quartier. Personne ne remarque leur étrange équipage. Le corps, jeté sur les monceaux de victimes, est ensuite ramassé et porté au cimetière de la Madeleine où Charles et Jean Galaine le reconnaîtront dans la matinée. Cependant, la nuit ne s’achève pas pour autant pour vous, Camille, ou pour vous, Charlotte. Il faut se débarrasser des hardes de Naganda puisqu’on ne peut plus les replacer dans sa mansarde. Quelle angoisse ! Comment faire ? Sortir, c’est risquer toutes les questions. Survient Louis Dorsacq pour les raisons qu’il nous a, il y a un moment, exposées. Les ou la coupables, qui connaissent son secret, l’utilisent aussitôt et par ce moyen de chantage l’expédient chez le fripier rue du Faubourg-du-Temple.
— Des preuves, des preuves ! s’impatienta Sartine.
— J’y viens, monsieur, et il me reste des armes pour confondre le crime. Dans la grange fatale du couvent, outre du foin retrouvé sur le corps d’Élodie, j’ai ramassé dans la boue un mouchoir.
Nicolas le saisit parmi les pièces à conviction et le brandit aux yeux de tous.
— Initiales CG, finement brodées. CG, cela peut signifier beaucoup de choses. Claude Galaine, le père d’Élodie, auquel cas l’objet pouvait appartenir à sa fille ; ou bien Charles Galaine, mais aussi Charlotte ou Camille Galaine. Qui reconnaît son mouchoir parmi les vivants présents ?
Il agitait le petit carré de tissu. Le marchand pelletier indiqua qu’il n’en possédait point ; un exempt, sur un signe de Nicolas, vérifia son affirmation. Charlotte sortit le sien : il était de dentelle et ne portait pas d’initiales. Camille Galaine, à son tour, tendit le sien. Il apparut absolument identique à celui découvert sur le sol de la grange, même façon, mêmes initiales.
— Mademoiselle, dit Nicolas, comment expliquez-vous la présence de votre mouchoir dans cette grange ?
— Je ne l’explique pas.
M. de Sartine fit un signe à Nicolas, qui s’empressa d’approcher.
— Vous nous la baillez belle, Nicolas ! Tout à l’heure, des bandages sous un lit, et maintenant... Voilà un nouvel indice qui surgit bien facilement sous vos pieds, comme champignon après pluie d’automne. N’y voyez-vous nulle malice ?
— Tout juste, monsieur. Ces indices ne sont pas venus là innocemment, mais bien pour qu’on les trouve, comme vous le constaterez à l’issue de ma démonstration.
Il rejoignit sa place et reprit la parole.
— Je vous demande, Camille Galaine, de me rejoindre.
Camille se leva, jeta un regard effrayé à sa sœur qui la regardait sans la voir. Bourdeau s’approcha des deux mannequins. Il enleva les défroques de l’Indien, ouvrit avec précaution le paquet enveloppé de papier de soie, et en sortit deux buscs à baleines qu’il disposa sur les mannequins.
— Voilà deux corps, corset ou busc, comme vous voulez, reprit Nicolas, enfin deux vêtements qui se portent immédiatement par-dessus la chemise, embrassant seulement le tronc depuis les épaules jusqu’aux hanches. Ils sont identiques, à peu de chose près, à celui trouvé sur le corps d’Élodie Galaine. Messieurs, je souhaiterais inviter Camille et Charlotte Galaine à venir lacer ce vêtement.
Camille prit les deux extrémités des cordons et sans émotion particulière noua le premier corset, puis regagna le banc. Sa sœur aînée se leva.
— Je proteste contre cette comédie indigne du souvenir de notre pauvre nièce !
— Protestez, dit M. de Sartine qui paraissait de plus en plus passionné par le tour que prenait cette comparution, mais je vous somme et vous conseille de vous exécuter.
Charlotte Galaine s’approcha du second mannequin et noua les lacets en s’y reprenant à plusieurs fois. Elle courut se rasseoir. Nicolas saisit alors, avec une sorte de respect, le busc d’Élodie.
— Je l’avais trouvé si étroitement noué, au moment de l’ouverture du corps, que j’imaginais qu’il n’avait été ainsi serré que dans le but de comprimer les seins pour faire passer le lait. On a dû trancher les cordons au scalpel. Maintenant, tout s’ordonne dans mon esprit et je comprends pourquoi le corset replacé sur le cadavre d’Élodie pouvait être serré si fort ; c’est qu’aucune respiration ne venait troubler son laçage
Devant cette image d’horreur, une sorte de soupir d’effroi se fit entendre dans la salle. Sur l’invitation de Nicolas, les deux magistrats quittèrent leur fauteuil et s’approchèrent des deux mannequins.
— Constatez vous-même, messieurs, si les nœuds se ressemblent ou sont différents. Voyez celui de Camille, il n’est pas identique à l’original. Au contraire, celui de Charlotte en est la copie conforme.
— Je ne comprends pas votre raisonnement, monsieur le commissaire, dit Sartine. Cette constatation signifie quoi, dans l’ordre de notre débat ?
— Je comprends votre perplexité, répondit Nicolas, mais il se trouve qu’un témoin qui est aussi une coupable, Marie Chaffoureau, m’a confié beaucoup de choses, dans la certitude où elle était de son impunité. Elle a beaucoup bavardé et m’a appris, en particulier, que Charlotte Galaine s’était longtemps trouvée dans l’impossibilité de faire un nœud.
— Et alors ?
— Quand elle y parvint, ce nœud, elle le faisait à l’envers. J’en tire les conclusions. Charlotte Galaine, j’ai le triste privilège de vous accuser de l’assassinat par étranglement d’Élodie Galaine, votre nièce.
La vieille fille se leva, farouche.
— Suppôt du Diable que tu as attiré chez nous, ne vois-tu pas que c’est Camille, ma sœur, la coupable ?
Nicolas eut un sourire.
— Ce propos, dit-il, confirme encore mon accusation. A trop vouloir prouver, on ne prouve rien. L’apothicaire, c’est Camille. Le billet du fripier, on le retrouve sous le lit de Camille. Le mouchoir, c’est Camille. Lorsqu’une chose gêne Charlotte, c’est Camille. Or, un détail infime de mon enquête m’est resté en mémoire. Lors de votre premier interrogatoire, Charlotte Galaine, vous avez évoqué des masques blancs vénitiens. Malheureusement pour vous, votre sœur, Camille, ne s’en est point souvenue et a eu l’air intriguée. S’il y avait eu complicité entre vous, jamais vous ne l’auriez contredite. Je ne prétends pas que Camille Galaine n’ait pas eu une part de responsabilité dans ce drame, mais rien ne prouve sa complicité dans le crime.