Camille pleurait.
— Pourquoi ma sœur m’accuse-t-elle ? demanda-t-elle dans un sanglot. Elle m’avait assuré que ce pauvre enfant était mort-né, qu’il fallait tout faire pour l’enterrer secrètement, de peur du scandale. Ce n’était que cela
— Nous nous égarons, dit Sartine Concluez !
— Messieurs, reprit Nicolas, pour compléter cette preuve, je rappelle que le matin de la catastrophe de la place Louis-XV, lors de ma première visite chez les Galaine, j’ai trouvé Camille habillée et parée avec soin, alors que sa sœur n’avait d’évidence pas trouvé le temps de faire toilette. Et il est vrai que la nuit avait été longue, difficile, mouvementée, qu’il avait fallu porter un corps et habiller un cadavre... Mais, me direz-vous, les mobiles ? Il y a, bien sûr, celui de l’intérêt. Charlotte aime son frère, elle est prête à tout pour le tirer d’affaire. Il s’agit bien de faire disparaître un danger et un obstacle en la personne d’Élodie Galaine. Mais il y a un second mobile, celui qui conduit la meurtrière à assouvir une rancune et une vengeance depuis longtemps caressées. Le même témoin, dont la langue imprudente s’est laissée aller à des propos compromettants, m’apprend qu’une rivalité amoureuse a opposé les deux sœurs dans leur jeunesse. Ce fut si violent que le prétendant effrayé prit la fuite, ne voulant choisir ni l’une ni l’autre. Si Camille se complaît dans son célibat, l’autre ne s’en est jamais remise. Meurtrière d’Élodie et de son enfant, avec la complicité de la Miette et celle de Marie Chaffoureau, elle est le maître d’œuvre d’un complot domestique organisé et prémédité dans ses moindres détails. J’ajoute que la cuisinière, gardienne du foyer, n’a pas seulement pris fait et cause pour Charlotte, dans l’exécution du crime que nous venons d’évoquer, mais qu’elle est aussi l’auteur de l’attentat contre Naganda. À bien y réfléchir, elle était la seule à pouvoir accéder à la mansarde de l’Indien, proche de sa propre chambre où elle s’était retirée pendant la séance que vous savez... Pour elle, Naganda était le mauvais génie qui avait jeté opprobre et discrédit sur la maison Galaine. Son meurtre visait aussi à relancer la thèse de la jalousie pour compromettre les jeunes gens de l’entourage. Reste qu’il serait logique de s’interroger sur le rôle de M. Charles Galaine, marchand pelletier. N’est-il pas coupable sans l’être, complice sans l’être et responsable sans l’être du terrible destin de sa nièce ? La justice devra trancher. Voilà, messieurs, j’en ai achevé.
Le silence qui s’était abattu sur la salle d’audience n’était troublé que par les pleurs de Camille Galaine. Charlotte murmurait des mots sans suite et Marie Chaffoureau souriait, ne paraissant pas comprendre ce qui lui arrivait. Après un signe d’accord de M. de Sartine, le lieutenant criminel se leva.
— Je remercie le commissaire Le Floch, pour sa magistrale démonstration, appuyée sur des preuves et des présomptions suffisantes et nécessaires. À l’issue de cette séance extraordinaire, j’ordonne, au nom du roi, que Charlotte Galaine, Marie Chaffoureau, présumées coupables, et Charles Galaine, pour plus ample informé, soient incarcérés à la prison royale du Châtelet. La procédure normale suivra son cours. J’ordonne que la fille Ermeline Godeau, dite la Miette, soit placée dans une maison de force ; elle aura à répondre de ses actes si la raison lui revient. Les autres témoins demeurent à la disposition de la justice, mais sont remis en liberté.
Naganda fut le seul à venir remercier Nicolas. Mme Galaine parut sur le point de lui parler, puis se ravisa et le salua avec un pauvre sourire contraint. Le père Raccard s’approcha et lui mit la main sur l’épaule.
— Monsieur Le Floch, vous l’avez terrassé une seconde fois.
— Qui donc, mon père ?
— Celui dont le nom est légion[92].
Préparée la veille au soir, lors d’un souper fort arrosé offert par Bourdeau chez Ramponneau au hameau des Porcherons, l’arrestation de Langlumé se déroula dans les conditions prévues. L’aube venait de poindre lorsqu’un fiacre et quatre cavaliers s’arrêtèrent devant une haute maison cossue du pourtour Saint-Gervais, dans le quartier de l’Hôtel de Ville. Sous les regards surpris d’un porteur d’eau et d’un garçon limonadier qui allait livrer un plateau de bavaroises accompagnées d’oubliés, Nicolas, en robe de commissaire, et Bourdeau s’engouffrèrent sous le porche. Au premier étage, ils heurtèrent le marteau d’une porte en plein chêne, décorée de clous de cuivre. Une vieille femme en mantille et châle de laine vint leur ouvrir. Elle se présenta comme la mère du major, interrogea les arrivants sur la raison de leur irruption et indiqua que son fils dormait encore, mais qu’elle fallait réveiller. Les larges manches de son costume gênaient Nicolas qui, cavalier plus que magistrat, les agitait sans relâche. Un pas traînant se fit entendre. Le major apparut, le visage défait. Sa chemise de nuit était juste dissimulée par une robe d’intérieur en piqué blanc. Il sursauta lorsqu’il reconnut Nicolas.
— Comment, c’est vous ! Vous osez me déranger si tôt ! Que cherchez-vous ici ?
Nicolas agita un papier.
— Vous êtes bien le major Langlumé des gardes de la Ville ?
— Oui, et vous connaîtrez bientôt ce qu’il vous en coûte !
— Ce serait là agitation inutile, monsieur. Par ordre du roi, nous vous allons conduire à la Bastille. Vous pouvez consulter la lettre de cachet, si cela vous chante.
— Vengeance de lâche ! dit Langlumé. Et de quoi suis-je accusé ?
Nicolas sortit l’un des ferrets.
— Cette chose ne vous rappelle rien ?
— Si fait, monsieur, une plaisanterie bien innocente exercée aux dépens d’un freluquet bâtard de commissaire.
— Notez, dit Nicolas, impavide, à Bourdeau : le prévenu réitère et injurie un commissaire au Châtelet dans l’exercice de ses fonctions.
— C’est une dérision.
— Nullement, monsieur, et vous allez en répondre. Et pendant que nous y sommes, que me dites-vous de ce second ferret ?
— Mais rien. Il y en a mille pareils à celui-ci dans Paris.
— Quelques-uns seulement ont été fabriqués pour maître Vachon, tailleur, fournisseur de M. Langlumé. Aussi vous saurais-je gré de nous montrer votre uniforme. Ne résistez pas, c’est une pièce que nous devons saisir.
Nicolas et Bourdeau suivirent le major dans sa chambre, où il ouvrit un coffre. Bourdeau le bouscula ; il y eut entre les deux hommes un début de lutte. Au bout du compte, l’inspecteur brandit le vêtement comme un trophée. Nicolas s’approcha pour vérifier les aiguillettes ; deux ferrets identiques à ceux en sa possession manquaient.