— Oui. N’est-ce pas incroyable ?
— C’est dégoûtant, voilà ce que c’est, trancha Ridculle. Bref, ce que j’voulais dire… Ce que j’voulais dire… » Il marqua un temps, tâcha de se souvenir. « On peut pas abolir la mort comme ça, voilà. La mort, elle peut pas mourir. C’est comme demander à un scorpion de se piquer tout seul.
— À la vérité, fit le major de promo, jamais à court de détails, un scorpion peut…
— Taisez-vous, ordonna l’archichancelier.
— Mais on ne va pas tolérer un mage mort-vivant qui se balade partout, fit le doyen. On ne sait pas ce qui peut lui passer par la tête. Il faut qu’on… qu’on lui mette le holà. Pour son bien.
— Voilà, approuva Ridculle. Pour son bien. Ça devrait pas être trop dur. Doit y avoir des dizaines de façons de contrer un mort-vivant.
— L’ail, fit le major de promo tout net. Les morts-vivants n’aiment pas l’ail.
— Je les comprends. Moi, faut pas m’en parler, dit le doyen.
— Mort-vivant ! Mort-vivant ! » s’exclama l’économe en pointant un doigt accusateur. Les autres l’ignorèrent.
« Oui, et puis il y a les objets sacrés, poursuivit le major de promo. Les morts-vivants courants tombent en poussière dès qu’ils posent le regard dessus. Ils n’aiment pas non plus la lumière du jour. Et en mettant les choses au pire, on les enterre à un croisement. Infaillible, ça. Avec un bon pieu pour être sûr qu’ils ne se relèveront pas.
— Enduit d’ail, dit l’économe.
— Ben, oui. J’imagine qu’on peut l’enduire d’ail, concéda le major de promo à contrecœur.
— Je ne crois pas que ce soit bien d’enduire d’ail un bon pieu, dit le doyen. Un peu de lavande sur les draps, c’est mieux.
— Une brique chaude quand il fait froid, ça c’est chouette, ajouta joyeusement l’assistant des runes modernes.
— La ferme », fit l’archichancelier.
Ploc.
Les gonds de la porte finirent par céder et le contenu du placard se déversa dans la cave.
Le sergent Côlon du Guet d’Ankh-Morpork était de service. Il gardait le pont d’Airain, passage principal entre Ankh et Morpork. Pour qu’on ne le vole pas.
Quand il s’agissait de prévenir le crime, le sergent Côlon trouvait plus sûr de voir grand.
Une école de pensée croyait que le meilleur moyen de passer pour un représentant zélé de la loi à Ankh-Morpork, c’était de patrouiller dans les rues et venelles, soudoyer des indicateurs, filer des suspects et ainsi de suite.
Cette école-là, le sergent Côlon la faisait buissonnière. Non pas, s’empressait-il d’affirmer, parce que vouloir réduire le taux de criminalité à Ankh-Morpork équivalait à vouloir réduire celui du sel dans la mer, et que la seule reconnaissance dont pouvait se prévaloir un représentant zélé de la loi était du type « Hé, ce cadavre, là, dans le caniveau, ça serait pas le bon vieux sergent Côlon ? » mais parce que tout fonctionnaire intelligent et entreprenant d’une police de pointe se devait de toujours garder une longueur d’avance sur le criminel moderne. Un jour, des petits malins allaient forcément vouloir voler le pont d’Airain, et alors ils tomberaient sur le sergent Côlon déjà sur place.
En attendant, c’était un coin tranquille à l’abri du vent où il pouvait griller peinard une cigarette et où il ne verrait sûrement rien qui risquerait de le déranger.
Il se pencha, les coudes sur le parapet, en se posant de vagues questions sur la Vie.
Une silhouette émergea en trébuchant de la brume. Le sergent Côlon reconnut le chapeau pointu d’un mage.
« Bonsoir, sergent, croassa son propriétaire.
— B’jour, v’tronneur.
— Auriez-vous l’amabilité de m’aider à monter sur le parapet, sergent ? »
Le sergent Côlon hésita. Mais le gars, c’était un mage. On courait au-devant de sérieux ennuis quand on n’aidait pas les mages.
« Z’essayez une nouvelle magie, v’tronneur ? demanda-t-il joyeusement en aidant le corps maigre mais étonnamment lourd à grimper sur la maçonnerie effritée.
— Non. »
Vindelle Pounze sauta du pont. Suivit un bruit de succion[4].
Le sergent Côlon se pencha pour voir l’Ankh se refermer lentement.
Ces mages, tout de même. Toujours à mijoter des coups fumants.
Il continua de regarder un moment. Au bout de plusieurs minutes, il se produisit un remous dans l’écume et les débris près de la base d’un des piliers du pont, là où une volée de marches graisseuses s’enfonçait dans le fleuve.
Un chapeau pointu apparut.
Le sergent Côlon entendit le mage monter les degrés à pas mesurés et jurer tout bas.
Vindelle Pounze se retrouva bientôt sur le pont. Trempé comme une soupe.
« Faut aller vous changer, conseilla le sergent Côlon. Vous risquez la crève si vous restez comme ça.
— Ha !
— Les pieds devant une bonne flambée, voilà ce que j’ferais, moi.
— Ha ! »
Le sergent Côlon contempla Vindelle Pounze debout dans sa flaque personnelle.
« Vous avez testé un genre spécial de magie sous-marine, v’tronneur ? hasarda-t-il.
— Pas exactement, sergent.
— Je m’suis toujours demandé comment c’était sous l’eau, reprit le représentant de l’ordre d’un ton encourageant. Les mystères des profondeurs, les créatures étranges et merveilleuses… Ma m’man m’a raconté un truc, une fois, l’histoire d’un p’tit garçon changé en sirène, enfin, pas une sirène, plutôt un siroi, quoi, et il lui est arrivé plein d’aventures sous la m… »
Sa voix s’éteignit peu à peu sous le regard terrible de Vindelle Pounze.
« C’est barbant », conclut Vindelle. Il se retourna et s’en alla en titubant dans la brume. « Très, très barbant. Très barbant, oui. »
Le sergent Côlon se retrouva seul. Il alluma une nouvelle cigarette d’une main tremblante et entreprit de se diriger d’un pas vif vers les quartiers généraux du Guet. Cette figure, se disait-il. Et ces yeux… Tout comme machinchose… le putain d’nain qui tient l’épicerie fine de la rue Câble…
« Sergent ! »
Côlon se figea. Puis il baissa les yeux. Un visage levé le regardait depuis le niveau du sol. Une fois ressaisi, il reconnut les traits anguleux de son vieil ami Planteur Je-m’tranche-la-gorge, l’argument parlant et ambulant du Disque en faveur de la théorie comme quoi l’humanité descend d’une espèce de rongeur. Planteur J.M.T.L.G. aimait se décrire lui-même comme un aventurier du négoce ; pour le reste du monde, c’était plutôt un camelot itinérant dont les méthodes commerciales souffraient toutes d’un petit vice de forme, hélas capital : par exemple quand il essayait de vendre des denrées qu’il ne possédait pas, ou qui ne fonctionnaient pas, voire qui n’existaient pas. L’or des fées a la réputation de s’évaporer au matin, mais c’était une dalle de béton armé comparé à certains articles de la Gorge.
Il se tenait debout au bas de quelques marches qui menaient à l’une des innombrables caves d’Ankh-Morpork.
« Salut, la Gorge.
— Tu veux bien descendre une minute, Fred ? J’aurais besoin d’une petite assistance judiciaire.
— T’as un problème, la Gorge ? »
Planteur se gratta le nez.
« Eh ben, Fred… Est-ce que c’est un délit quand on te donne quelque chose ? J’veux dire, sans que tu l’saches ?
— On t’a donné des trucs, la Gorge ? »
La Gorge hocha la tête. « Chaispas. Tu sais que j’garde des stocks ici ? fit-il.
4
Il est vrai que les morts-vivants ne peuvent pas traverser l’eau courante. Cependant, le fleuve Ankh, naturellement turbide, déjà lourd de la vase des plaines, ne peut après son passage dans la ville (1 000 000 d’habitants) se prévaloir de l’appellation d’«eau courante», ni même du terme d’«eau» tout court, en l’occurrence.