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— Ouais.

— Tu vois, j’suis v’nu faire un brin d’inventaire, et… (il agita une main impuissante) Ben… t’as qu’à j’ter un coup d’œil… »

Il ouvrit la porte de la cave.

Dans le noir, quelque chose fit ploc.

Vindelle Pounze titubait sans but dans une ruelle obscure du quartier des Ombres, les bras tendus devant lui, les mains pendouillant au niveau des poignets. Il ne savait pas pourquoi. Ça lui paraissait la bonne méthode.

Sauter d’un bâtiment ? Non, ça ne donnerait rien non plus. C’était déjà bien assez dur de marcher comme ça, deux jambes cassées n’arrangeraient rien. Le poison ? Il supposa que ça ressemblerait à de très méchants maux d’estomac. La corde ? Se balancer au gré du vent serait sans doute encore plus barbant que rester assis au fond du fleuve.

Il arriva dans une cour répugnante où débouchaient plusieurs ruelles. Des rats détalèrent à sa vue. Un chat poussa un cri strident et fila à toute allure par-dessus les toits.

Alors qu’il se demandait où il était, pourquoi il était et ce qui allait se passer ensuite, il sentit la pointe d’un couteau lui piquer l’épine dorsale.

« D’accord, pépé, dit une voix derrière lui, c’est la bourse ou la vie. »

Dans le noir, les lèvres de Vindelle Pounze s’étirèrent en un sourire horrible.

« J’rigole pas, le vieux, fit la voix.

— Vous êtes de la Guilde des Voleurs ? demanda Vindelle sans se retourner.

— Non, on est… des indépendants. Allez, fais voir la couleur de ton pognon.

— Je n’en ai pas », dit Vindelle. Il se retourna. Il y avait deux autres malfrats en plus du manieur de couteau.

« Nom des dieux, r’gardez-moi ses yeux », fit l’un d’eux.

Vindelle leva les bras au-dessus de sa tête.

« Ouuuuuuuh », gémit-il.

Les malfrats reculèrent. Malheureusement, un mur se dressait derrière eux. Ils s’aplatirent contre.

« OuuuOUUUouuufoutezmoilcampouuUUUuuu », lança Vindelle qui ne s’était pas rendu compte que la seule issue passait à travers lui. Il roula des yeux pour obtenir un meilleur effet.

Fous de terreur, les soi-disant agresseurs lui plongèrent sous les bras, ce qui n’empêcha pas l’un d’eux de planter son couteau jusqu’à la garde dans sa poitrine bombée.

Il baissa les yeux dessus. « Hé ! Ma plus belle robe ! s’exclama-t-il. Je voulais me faire enterrer… Regardez-moi ça ! Vous savez que c’est difficile de repriser de la soie ? Revenez tout de… Regardez-moi ça, là où ça se voit… »

Il tendit l’oreille. Pas d’autre bruit qu’une fuite précipitée qui s’estompait rapidement.

Vindelle Pounze retira le couteau.

« L’aurait pu me tuer », marmonna-t-il en le jetant au loin.

Dans la cave, le sergent Côlon ramassa l’un des objets dans un gros tas par terre.

« Doit y en avoir des milliers, fit la Gorge dans son dos. C’que j’voudrais bien savoir, moi, c’est : qui les a mis là[5] ? »

Le sergent Côlon tourna et retourna l’objet dans ses mains.

« Encore jamais vu un truc pareil », dit-il. Il lui donna une secousse. Sa figure s’éclaira. « Joli, hein ?

— La porte était verrouillée et tout, dit la Gorge. Et j’suis à jour de mes cotisations à la Guilde des Voleurs. »

Côlon secoua encore l’objet. « Chouette, fit-il.

— Fred ? »

Côlon, fasciné, regardait les minuscules flocons de neige tomber dans le petit globe de verre. « Hmm ?

— Qu’est-ce que j’dois en faire ?

— Chaispas. C’est à toi, j’suppose, la Gorge. Mais j’vois pas pourquoi on veut se débarrasser d’ça. »

Il se tourna vers la porte. La Gorge se mit en travers de son chemin.

« Alors ça sera douze sous, annonça-t-il d’une voix doucereuse.

— Quoi ?

— Pour celui que tu viens de t’glisser dans la poche, Fred. »

Côlon pécha le globe au fond de sa poche.

« Allons ! protesta-t-il. Tu viens juste de tomber d’sus ! Ils t’ont pas coûté un sou !

— Oui, mais y a le stockage… l’emballage… la manutention…

— Deux sous, proposa Côlon au désespoir.

— Dix.

— Trois.

— Sept sous… et, là, je m’tranche la gorge, j’te fais remarquer.

— Marché conclu », fit le sergent à contrecœur. Il donna une autre secousse au globe.

« Chouette, hein ? répéta-t-il.

— Une affaire », dit Planteur. Il se frotta les mains avec optimisme. « Ça devrait s’vendre comme des p’tits pains », ajouta-t-il avant d’en rafler une poignée qu’il fourra dans une boîte.

En partant, il referma la porte à clé derrière eux.

Dans le noir, quelque chose fit ploc.

Ankh-Morpork a toujours sacrifié à la belle tradition d’accueillir des visiteurs de toutes races, couleurs et conformations, dès lors qu’ils ont assez d’argent à dépenser et un billet retour.

Selon la célèbre brochure de la Guilde des Marchands, Byen-venue à Ankh-Morporke, Cytée aux mille Surpryses, « le visiteur est arsuré d’un acceuil chaleureux dans les innombrables tavernes et hosteleries de notre antique cité, parmi leskels beaucoup d’établicements spécializés dans la restoration adaptée aux goux des clients orijinaires des contrées lointaines. Que vous soyez umain, trol, nain, gobelin ou gnome, Ankh-Morpork lève son ver joilleux et vous dit : À la vautre ! Sans thé ! Séchez-vous le cul ! »

Vindelle Pounze ne savait pas où les morts-vivants se rendaient pour passer un bon moment. Tout ce qu’il savait, et sans le moindre doute, c’était que, s’ils pouvaient passer un bon moment quelque part, ça devait aussi se trouver à Ankh-Morpork.

Ses pas laborieux le conduisirent plus profondément dans les Ombres. Des pas cependant moins laborieux à présent.

Plus d’un siècle durant, Vindelle Pounze avait vécu entre les murs de l’Université de l’Invisible. En termes d’années cumulées, il avait peut-être vécu longtemps. En termes d’expérience, il ne dépassait pas treize ans d’âge.

Il voyait, entendait et sentait ce qu’il n’avait encore jamais vu, ni entendu ni senti.

Le quartier des Ombres était le plus ancien de la ville. Si on avait pu dresser une espèce de carte en relief du péché, de la vilenie et de l’immoralité totale, un peu comme ces représentations du champ gravitationnel autour d’un trou noir, alors les Ombres auraient donné l’image d’un gouffre, même à Ankh-Morpork. Pour tout dire, le quartier s’apparentait étonnamment au susdit phénomène astronomique bien connu : il exerçait une certaine et puissante attraction, aucune lumière ne s’en échappait, et il pouvait effectivement devenir une porte vers un autre monde. L’autre monde.

Les Ombres, c’était une ville dans la ville.

La foule se pressait dans les rues. Des silhouettes emmitouflées vaquaient furtivement à leurs affaires. Des musiques étranges montaient en serpentant d’escaliers en sous-sol. Ainsi que des odeurs âpres et alléchantes.

Pounze passa devant des épiceries fines de gobelins et des bars de nains d’où s’échappaient des échos de chansons et de bagarres, activités auxquelles les nains se livrent traditionnellement en même temps. Des trolls évoluaient dans la cohue comme… comme de grands promeneurs au milieu de petits promeneurs. Et ils marchaient normalement, sans traîner les pieds.

Vindelle n’avait jusqu’à présent vu de trolls que dans les quartiers les plus chic de la ville[6], où ils se déplaçaient avec la plus extrême prudence, des fois qu’ils occiraient accidentellement un passant à coups de gourdin et qu’ils le mangeraient. Dans les Ombres ils marchaient d’un pas assuré, sans peur, la tête si haute qu’elle dépassait presque leurs omoplates.

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5

Bien que peu fréquents sur le Disque-monde, il existe des actes qualifiés d’antidélits, en fonction de la loi fondamentale que tout dans le multivers possède son contraire. Des actes bien entendu exceptionnels. Faire banalement un présent à quelqu’un n’est pas le contraire du vol; pour que ce soit un antidélit, il faut qu’il en résulte outrage et/ou humiliation pour la victime. On assiste ainsi à des dons avec effraction, cadeaux qui ne font pas plaisir (comme la plupart des cadeaux de départ en retraite) et lettres de déchantage (quand on menace un gangster de révéler à ses ennemis ses dons anonymes, par exemple à des œuvres de bienfaisance). Les antidélits n’ont jamais vraiment connu le succès.

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6

C.-à-d. partout ailleurs que dans les Ombres.