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— C’est franchement ridicule », fit l’archichancelier en laissant tomber le poisson par terre.

Les mages s’affaissèrent. Les objets du culte n’étaient pas un remède si infaillible que ça contre les morts-vivants, après tout.

« Je suis vraiment navré de vous embêter comme ça », dit Vindelle.

La figure du doyen s’éclaira soudain.

« La lumière du jour ! fit-il tout excité. C’est ça qu’il nous faut !

— Attrapez le rideau !

— Attrapez l’autre rideau !

— Un, deux, trois… on y va ! »

Vindelle cligna des yeux dans la lumière solaire qui gagnait peu à peu du terrain.

Les mages retinrent leur souffle.

« Pardon, fit Pounze. Ça n’a pas l’air de marcher. »

Ils s’affaissèrent à nouveau.

« Vous sentez donc rien de rien ? demanda Ridculle.

— Aucune impression de tomber en poussière et d’être emporté par le vent ? fit le major de promo, la voix pleine d’espoir.

— J’ai le nez qui a tendance à peler si je reste trop longtemps au soleil, dit Vindelle. Je ne sais pas si ça peut vous aider. » Il essaya de sourire.

Les mages échangèrent un regard et haussèrent les épaules.

« Sortez », ordonna l’archichancelier. Ils sortirent en groupe.

Ridculle les suivit. Il s’arrêta à la porte et agita un doigt à l’adresse de Vindelle.

« Ce manque de coopération, Vindelle, ça vous avance à rien », dit-il avant de claquer le battant derrière lui.

Quelques secondes plus tard, les quatre vis qui tenaient la poignée de la porte se dévissèrent très lentement toutes seules. Elles s’élevèrent et tournèrent un instant en rond près du plafond, puis elles tombèrent.

Vindelle réfléchit un moment au phénomène.

Des souvenirs. Il en avait à foison. Cent trente ans de souvenirs. De son vivant, il n’arrivait pas à se rappeler le centième de ce qu’il savait, mais maintenant qu’il était mort, l’esprit débarrassé de tout ce qui n’était pas le fil d’argent unique de ses pensées, il retrouvait la moindre chose qu’il avait apprise. Tout ce qu’il avait lu, tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il avait entendu. Tout était là, soigneusement rangé. Rien n’était oublié. Tout à sa place.

Trois phénomènes inexplicables en une seule journée. Quatre, en comptant son existence prolongée. Vraiment inexplicable, ça.

Une explication s’imposait.

Bah, ça n’était pas son problème. Rien n’était plus son problème désormais, c’était celui des autres.

Les mages s’accroupirent devant la porte de Vindelle Pounze. « Vous avez tout ? s’enquit Ridculle.

— Pourquoi on ne demande pas à des serviteurs de s’en charger ? marmonna le major de promo. Ça manque de dignité.

— Parce que je veux qu’ce soit fait correctement et avec dignité, répliqua sèchement l’archichancelier. S’il faut enterrer un mage à un croisement de routes et lui enfoncer un pieu dans l’corps, c’est à ses collègues de s’en charger. Après tout, on est ses amis.

— C’est quoi, cette chose, d’ailleurs ? lança le doyen en examinant l’outil dans ses mains.

— On appelle ça une pelle, répondit le major de promo. J’ai vu les jardiniers s’en servir. On enfonce le bout aiguisé dans la terre. Après, ça devient un brin technique. »

Ridculle lorgna par le trou de serrure.

« Il se recouche », dit-il. L’archichancelier se remit debout, s’épousseta les genoux et saisit la poignée de porte. « Bon, fit-il. En même temps que moi. Un… deux… »

Modo le jardinier poussait bruyamment une brouette remplie d’émondes de haie vers un feu derrière le bâtiment de recherche de la magie des hautes énergies, lorsqu’une demi-douzaine de mages le dépassèrent à grande vitesse – enfin, grande vitesse pour des mages. Ils portaient Vindelle Pounze au-dessus d’eux.

Modo entendit Vindelle demander : « Dites, archichancelier, vous croyez vraiment que cette fois ça va marcher… ?

— Vos intérêts nous tiennent à cœur, fit Ridculle.

— Ça, je n’en doute pas, mais…

— Bientôt, vous vous retrouverez comme avant, dit l’économe.

— Non, souffla le doyen. Justement !

— Bientôt, vous ne vous retrouverez pas comme avant, justement », bafouilla l’économe alors qu’ils tournaient à l’angle du bâtiment.

Modo reprit les poignées de la brouette et la poussa d’un air songeur vers le secteur à l’écart qu’occupaient son feu, ses tas de compost et de terreau de feuilles, ainsi que la petite cabane où il allait s’asseoir quand il pleuvait.

Avant, il était aide-jardinier au palais, mais il trouvait ce boulot-ci drôlement plus passionnant. Il en voyait vraiment des vertes et des pas mûres.

À Ankh-Morpork, on vit surtout dans la rue. Il s’y passe toujours quelque chose d’intéressant. Pour l’heure, le conducteur d’une charrette de fruits à deux chevaux soulevait le doyen d’une quinzaine de centimètres au-dessus du sol par le col de sa robe et le menaçait de lui enfoncer la figure à l’arrière du crâne.

« C’est des pêches, d’accord ? ne cessait-il de beugler. Tu sais c’qui arrive aux pêches qui attendent trop longtemps d’être vendues ? Elles s’abîment. Et y a des tas d’choses dans l’coin qui vont s’abîmer, moi, j’te l’dis.

— Je suis mage, vous savez, répliqua le doyen dont le chapeau pointu pendouillait. Si ce n’était pas contraire au règlement de me servir de la magie pour autre chose que me défendre, vous seriez dans un drôle de pétrin.

— Vous jouez à quoi, d’ailleurs ? demanda le conducteur en baissant le doyen afin de lui regarder par-dessus l’épaule d’un air soupçonneux.

— Ouais, renchérit un homme en s’efforçant de maîtriser l’équipage qui tractait un chargement de bois d’œuvre, qu’est-ce qui s’passe ? Y a des gens qui sont payés à l’heure, ici, vous savez !

— Avancez donc, là-bas, d’vant ! »

Le conducteur de bois se retourna sur son siège pour s’adresser à la queue de charrettes derrière lui. « C’est c’que j’essaye de faire, dit-il. C’est pas ma faute, à moi ! Y a tout un tas d’mages qui creusent dans la putain d’rue ! »

La figure crottée de l’archichancelier pointa par-dessus le bord du trou. « Oh, par tous les dieux, doyen, fit-il. J’vous ai dit d’arranger l’coup !

— Oui, je demandais justement à ce monsieur de reculer et de prendre un autre chemin », répondit le doyen qui craignait de bientôt manquer d’air.

Le marchand de fruits le retourna pour lui permettre de voir l’enfilade des rues bondées. « T’as déjà essayé de faire reculer soixante charrettes toutes en même temps ? demanda-t-il. C’est pas d’la tarte. Surtout quand personne peut bouger, vu que vous autres, vous vous êtes tellement bien débrouillés que les charrettes font tout le tour du pâté d’maisons et qu’elles se gênent les unes les autres pour passer, tu m’suis ? »

Le doyen essaya de hocher la tête. Lui-même s’était demandé s’il était raisonnable de creuser le trou à l’intersection de la rue des Petits-Dieux et de la rue Grande, deux des artères les plus passantes d’Ankh-Morpork. Sur le moment, le choix avait paru logique. Même les morts-vivants les plus obstinés auraient forcément la décence de rester enterrés sous une circulation aussi intense. Seul problème : personne n’avait sérieusement songé à la difficulté de défoncer deux rues importantes aux heures d’affluence.