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« D’accord, d’accord, qu’est-ce qui s’passe ici ? »

La foule des badauds s’ouvrit pour laisser passer la silhouette massive de Côlon, le sergent du Guet. Il fendit la cohue d’un pas inexorable à la suite de sa bedaine. À la vue des mages plongés jusqu’à la ceinture dans un trou au beau milieu de la route, sa grosse figure rougeaude s’éclaira.

« Qu’est-ce qu’on a là ? fit-il. Une bande internationale de voleurs de croisements ? » Il ne se sentait plus de joie. Sa stratégie policière à long terme finissait par porter ses fruits !

L’archichancelier lui renversa une pelletée de terreau morporkien sur les souliers.

« Racontez pas d’bêtises, mon vieux, fit-il sèchement. C’est une question de vie ou d’mort.

— Mais oui. Ils disent tous ça, répliqua le sergent Côlon dont on ne détournait pas facilement une idée de son cap quand elle avait atteint sa vitesse de croisière mentale. J’parie qu’y a des tas d’villages dans des pays d’sauvages comme le Klatch qui payeraient cher un beau croisement prestigieux comme çui-là, hein ? »

Ridculle leva les yeux sur lui, bouche bée.

« C’est quoi, ce baragouin, sergent ? » fit-il. Il désigna d’un doigt irrité son chapeau pointu. « Vous m’avez pas entendu ? On est des mages. On fait notre boulot de mages. Alors, si vous pouviez faire dévier la circulation autour de nous, vous seriez bien aimable…

— … ces pêches s’abîment rien qu’à les regarder… fit une voix derrière le sergent Côlon.

— Ces vieux débiles nous bloquent depuis une demi-heure, se plaignit un conducteur de bestiaux dont les quarante bœufs avaient depuis longtemps échappé à son autorité pour errer au hasard dans les rues avoisinantes. J’veux qu’on les arrête. »

Le sergent comprit peu à peu qu’il s’était placé par mégarde sur le devant de la scène dans un drame qui réunissait des centaines de gens, parmi lesquels des mages, et tous en colère.

« Qu’est-ce que vous faites, donc ? demanda-t-il d’une petite voix.

— On enterre notre collègue. Ça s’voit pas ? » répliqua Ridculle.

Les yeux de Côlon pivotèrent vers un cercueil ouvert au bord de la route. Vindelle Pounze lui adressa un petit signe de la main.

« Mais… il est pas mort… dites ? fit-il, le front plissé dans son effort pour ne pas perdre pied.

— Les apparences sont parfois trompeuses, répondit l’archi-chancelier.

— Mais il vient de m’adresser un signe de la main, fit remarquer le sergent désespéré.

— Et alors ?

— Ben, c’est pas normal pour…

— Tout va bien, sergent », déclara Vindelle Pounze.

Côlon se rapprocha en crabe du cercueil.

« C’est pas vous qu’j’ai vu sauter dans l’fleuve, hier au soir ? demanda-t-il du coin de la bouche.

— Si. Vous avez été très serviable, dit Vindelle.

— Et après vous avez comme qui dirait sauté hors de l’eau.

— J’en ai peur.

— Mais vous êtes resté au fond un temps fou.

— Ben, il faisait très noir, voyez-vous. Je n’arrivais pas à trouver les marches. »

Le sergent Côlon devait reconnaître que c’était logique.

« Ben, j’suppose qu’vous êtes bien mort, alors, fit-il. Personne aurait pu rester si longtemps au fond à moins d’être mort.

— Voilà, approuva Vindelle Pounze.

— Seulement, pourquoi vous bougez et vous parlez ? »

Le major de promo passa la tête hors du trou.

« Il n’est pas rare qu’un cadavre bouge et émette des bruits après le décès, sergent, expliqua-t-il spontanément. C’est dû à des spasmes musculaires involontaires.

— Là-dessus, le major de promo a raison, fit Vindelle Pounze. J’ai lu ça quelque part.

— Oh. » Le sergent Côlon regarda autour de lui. « D’accord, dit-il d’une voix mal assurée. Ben… ça va, j’imagine…

— Voilà, ça y est, fit l’archichancelier en se dégageant du trou à quatre pattes, c’est assez profond. Allez, Vindelle, descendez.

— Vraiment, je suis très touché, vous savez », dit Vindelle en se recouchant dans le cercueil. Un bon cercueil qui venait de la morgue de la rue de l’Orme. L’archichancelier le lui avait laissé choisir lui-même.

Ridculle empoigna un maillet.

Vindelle se remit en position assise.

« Tout le monde se donne tellement de mal…

— Oui, c’est ça, dit Ridculle en regardant autour de lui. Bon… qui a l’pieu ? »

Tout le monde regarda l’économe.

L’économe se regarda les pieds d’un air piteux.

Il fouilla dans un sac.

« Je n’en ai pas trouvé », avoua-t-il.

L’archichancelier se prit le front dans la main. « Vous savez, ça m’étonne pas. Mais alors pas du tout. Vous avez trouvé quoi ? Des côtelettes d’agneau ? Une belle tranche de rôti d’porc ?

— Du céleri, répondit l’économe.

— Ce sont ses nerfs, s’empressa d’intervenir le doyen.

— Du céleri, répéta l’archichancelier, dont la maîtrise de soi était assez solide pour qu’on courbe des fers à cheval autour. Bien. »

L’économe lui tendit une botte verte et détrempée. Ridculle s’en saisit.

« Bon, Vindelle, dit-il, imaginez que ce que j’tiens dans la main…

— C’est très bien, fit Vindelle.

— J’suis pas vraiment sûr de pouvoir enfoncer…

— Ça m’est égal, je vous assure.

— Vrai ?

— L’intention y est. Donnez-moi le céleri et pensez que vous cognez sur un pieu, ça devrait suffire.

— C’est très chic de votre part, dit Ridculle. Ça dénote un bon esprit.

— Un esprit de corps », fit le major de promo.

Ridculle lui jeta un regard noir et tendit brusquement, d’un geste théâtral, le céleri à Vindelle. « Prenez ça !

— Merci, dit Vindelle.

— Maintenant on remet le couvercle et on va déjeuner, fit Ridculle. Vous inquiétez pas, Vindelle. Ça va marcher. Aujourd’hui, c’est le dernier jour de ce qui vous reste à vivre. »

Vindelle, allongé dans le noir, écouta les coups de marteau. Il y eut un choc sourd et des jurons étouffés à l’encontre du doyen qui ne tenait pas le bout du cercueil comme il fallait. Puis le crépitement de la terre sur le couvercle, de plus en plus faible et distant.

Après quelques instants, des grondements lointains lui donnèrent à penser que les activités de la ville avaient repris. Il entendait même des voix assourdies.

Il cogna sur le couvercle du cercueil.

« Vous ne pourriez pas parler moins fort ? demanda-t-il. Il y a des gens en dessous qui essayent d’être morts ! »

Les voix se turent. Des pas s’éloignèrent en hâte.

Vindelle resta ainsi un moment. Combien de temps ? il n’aurait su dire. Il s’efforça d’arrêter toutes ses fonctions, mais ça n’arrangeait rien, au contraire. Pourquoi était-ce si difficile de mourir ? Des tas de gens y arrivaient, même sans pratique.

En outre, sa jambe le démangeait.

Il essaya de tendre le bras pour se gratter, mais sa main toucha quelque chose de petit et de forme irrégulière. Il réussit à entourer l’objet de ses doigts.

Au toucher, ça ressemblait à une botte d’allumettes.

Dans un cercueil ? Est-ce qu’on croyait qu’il allait tranquillement fumer un cigare, histoire de passer le temps ?

Après pas mal d’efforts, il parvint à ôter une chaussure en poussant dessus avec l’autre pied et à la remonter jusqu’à ce qu’il puisse l’attraper. Elle lui fournit une surface rugueuse sur laquelle gratter une allumette…

Une lumière sulfureuse emplit son petit monde oblong.

Un tout petit bout de carton était épinglé à l’intérieur du couvercle.