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Des doigts osseux se referment sur l’objet et le lèvent à la lumière.

Il porte un nom en petites capitales.

Ce nom, c’est : LA MORT.

La Mort repose le sablier, puis le reprend. Les grains de sable du temps s’écoulent déjà. Il le retourne, pour voir, au cas où. Le sable continue de s’écouler, mais vers le haut cette fois. Il s’y attendait plus ou moins.

Ce qui veut dire, même si les lendemains n’existent pas ici, qu’il n’y en aura pas. Qu’il n’y en aura plus.

La Mort sent un déplacement d’air dans son dos. Il se retourne lentement et interpelle la silhouette indistincte qui tremblote dans la pénombre.

« POURQUOI ? »

La silhouette lui répond.

« MAIS CE N’EST PAS… NORMAL. »

La silhouette lui répond que si, c’est normal. Pas un muscle ne bouge sur la figure de la Mort, vu qu’il n’en a pas.

« JE VAIS FAIRE APPEL. »

La silhouette lui répond qu’il doit bien le savoir, il n’y a pas d’appel possible. Jamais d’appel. Jamais. La Mort réfléchit, puis fait remarquer :

« J’AI TOUJOURS ACCOMPLI MON DEVOIR AU MIEUX. »

La silhouette flotte plus près. Elle a vaguement l’air d’un moine encapuchonné en bure grise.

La silhouette lui répond : Nous savons. C’est pourquoi nous vous laissons le cheval.

Le soleil rasait l’horizon.

Les créatures dotées de l’existence la plus brève du Disque sont les éphémères, leur durée de vie ne dépasse guère vingt-quatre heures. Deux des plus âgées zigzaguaient sans but au-dessus des eaux d’une rivière à truites et discutaient d’histoire avec quelques jeunes congénères de l’éclosion du soir.

« On n’a plus le soleil d’autrefois, fit l’une.

— C’est bien vrai. On avait du vrai soleil aux bonnes vieilles heures. Tout jaune. Rien à voir avec ce machin rouge.

— Il était plus haut, avec ça.

— Oui. Vous avez raison.

— Les nymphes et les larves vous témoignaient un peu de respect.

— Oui. C’est sûr, renchérit l’autre avec véhémence.

— M’est avis que si les éphémères de ces heures-ci se conduisaient un peu mieux, on aurait encore un vrai soleil. »

Les jeunes écoutaient avec déférence.

« Je me souviens, reprit une vieille, quand tout ça, c’était des champs à perte de vue. »

Les jeunes regardèrent autour d’elles. « Ce sont encore des champs, hasarda l’une d’elles après une pause polie.

— Je me souviens quand c’étaient des champs mieux que ça, répliqua sèchement la vieille.

— Ouais, fit sa collègue. Et il y avait une vache.

— C’est vrai ! Vous avez raison ! Je m’en souviens, de cette vache ! Elle est restée là-bas pendant… oh, quarante, cinquante minutes. Elle était marron, je me rappelle.

— On n’a plus de vaches comme ça de nos heures.

— On n’a plus de vaches du tout.

— C’est quoi, une vache ? demanda l’une des nouveau-nées.

— Vous voyez ? fit la plus vieille d’un ton triomphant. C’est bien ça, l’éphéméroptère moderne. » Elle marqua un temps. « Qu’est-ce qu’on faisait avant de parler du soleil ?

— On zigzaguait au hasard au-dessus de l’eau », répondit une jeune éphémère. Elle ne risquait guère de se tromper.

« Non, avant ça.

— Euh… Vous nous parliez de la Grande Truite.

— Ah. Oui. C’est ça. La Truite. Eh bien, vous voyez, quand on a été une bonne éphémère, qu’on a zigzagué comme il faut ici et là…

— … Et fait attention à ses aînées et supérieures…

— … oui, et fait attention à ses aînées et supérieures, alors la Grande Truite finit par… »

Gloup.

Gloup.

« Oui ? » fit une des jeunes éphémères.

Pas de réponse.

« La Grande Truite finit par quoi ? » lança nerveusement une autre.

Elles baissèrent la tête vers une succession de ronds qui s’élargissaient à la surface de l’eau.

« Le signe sacré ! s’exclama une éphémère. Je me rappelle qu’on m’en a parlé ! Un grand cercle sur l’eau ! Par ce signe se manifestera la Grande Truite ! »

La plus âgée des jeunes éphémères contempla la rivière d’un air songeur. Elle commençait à se dire qu’elle héritait désormais, en tant qu’aînée des éphémères présentes, du privilège de voler au plus près de la surface.

« À ce qu’on dit, fit une collègue tout en haut de la nuée zigzaguante, quand la Grande Truite vient vous chercher, vous vous retrouvez dans un pays où coule… où coule… » Les éphémères ne mangent pas. Elle ne trouvait pas ses mots. « Où coule l’eau, termina-t-elle comme elle put.

— Je me demande, fit l’aînée.

— Ça doit être drôlement bien, là-bas, dit la plus jeune.

— Oh ? Pourquoi donc ?

— Parce que personne ne veut jamais en revenir. »

Par ailleurs, ce que le Disque compte de plus vieux, ce sont les célèbres pins comptables qui poussent à la limite des neiges éternelles des hautes montagnes du Bélier.

Le pin comptable reste un des rares exemples connus d’évolution d’emprunt.

La plupart des espèces évoluent toutes seules au fil du temps, ainsi que l’a voulu dame Nature. Une méthode parfaitement naturelle, donc, organique, accordée sur les cycles mystérieux du cosmos, lequel estime que rien ne vaut des millions d’années d’essais et d’échecs bien frustrants pour dérouiller une espèce et, dans certains cas, lui donner une bonne trempe.

Ce qui est sans doute bien joli au niveau de l’espèce en général, mais du point de vue des individus concernés, c’est une vraie cochonnerie, du moins un petit reptile rose amateur de racines susceptible d’entrer un jour dans la famille porcine.

Aussi les pins comptables évitent-ils tous ces désagréments en laissant les autres végétaux se charger de leur évolution à leur place. Une graine de pin qui se dépose n’importe où sur le Disque récupère aussitôt le code génétique local le plus efficace grâce à la résonance morphique et pousse sous la forme la mieux adaptée au terrain et au climat, en quoi elle se révèle beaucoup plus habile que les arbres indigènes qu’elle spolie d’ailleurs la plupart du temps.

Mais ce qui rend les pins comptables particulièrement intéressants, c’est leur façon de compter.

Vaguement conscients que les humains avaient appris à déterminer l’âge d’un arbre en dénombrant ses anneaux, les premiers pins comptables se sont dit que c’était la raison pour laquelle on les abattait.

Durant la nuit, chaque pin comptable rectifiait son code génétique afin d’afficher sur son tronc, à peu près au niveau des yeux et en lettres pâles, son âge précis. En l’espace d’un an ils frôlèrent l’extinction, décimés par l’industrie de la plaque ornementale des numéros de maisons, et quelques-uns seulement survécurent dans des secteurs difficiles d’accès.

Les six pins comptables d’un massif écoutaient le plus ancien, dont le tronc noueux lui attribuait trente et un mille sept cent trente-quatre ans. La discussion est ici rapportée en accéléré, car elle prit en fait dix-sept ans.

« Je me souviens quand tout ça, ce n’était pas des champs. »

Les pins embrassèrent du regard mille kilomètres de paysage. Le ciel tremblotait comme un mauvais trucage de cinéma sur le voyage dans le temps. De la neige apparut, resta un moment puis fondit.

« Il y avait quoi, alors ? demanda le pin le plus proche.

— De la glace. Si on peut appeler ça de la glace. On avait de vrais glaciers dans le temps. Pas comme ceux d’aujourd’hui, qui restent une saison et disparaissent aussitôt. Ils duraient une éternité.