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— Il lui est arrivé quoi, à cette glace, alors ?

— Elle est partie.

— Partie où ?

— Là où vont les choses. Tout finit toujours par s’en aller comme s’il y avait le feu.

— Hou-là. Il était dur, celui-là.

— Quoi donc ?

— L’hiver qu’on vient de passer.

— Vous appelez ça un hiver, vous ? Quand j’étais arbrisseau, là, oui, on avait des hivers… »

L’arbre disparut.

Après un silence accablé de deux ans, un membre du massif s’exclama : « Il est parti ! Comme ça ! Il était là, et puis, pouf, parti ! »

Si les autres arbres avaient été humains, ils auraient raclé des pieds par terre.

« Ce sont des choses qui arrivent, mon gars, dit l’un d’eux avec circonspection. On l’a emmené vers un Meilleur Emplacement[1], tu peux en être sûr. C’était un bon arbre. »

Le jeune arbre, âgé seulement de cinq mille cent onze ans, demanda : « Un meilleur emplacement de quel genre ?

— On n’est pas sûr », répondit un congénère du massif. Il tremblait, mal à l’aise, sous les assauts d’une bourrasque qui soufflait depuis une semaine. « Mais on croit qu’il y a… de la sciure. »

Vu que les arbres ne pouvaient même pas avoir conscience du moindre événement se produisant en moins d’un jour, ils n’entendirent jamais les coups de hache.

Vindelle Pounze, le plus vieux mage de toute l’Université de l’Invisible…

… siège de magie, de sorcellerie et de banquets…

… allait lui aussi mourir.

Il le savait, animé d’un pressentiment fragile et tremblotant. Évidemment, songeait-il alors qu’il propulsait sur les dalles son fauteuil roulant vers son cabinet de plain-pied, tout le monde pressent plus ou moins quand il va mourir, même le petit peuple. On ne sait pas où on se trouvait avant de naître, mais une fois né, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’on a déjà en main son billet retour déjà poinçonné.

Mais les mages, eux, savent vraiment. Sauf dans le cas où le décès procède de la violence ou du meurtre, bien entendu. Mais s’il n’est dû qu’à une simple expiration de la vie, eh bien… on sait, voilà. On le pressent généralement à temps pour rendre les livres à la bibliothèque, s’assurer que son meilleur costume est propre et emprunter de grosses sommes d’argent aux amis.

Il avait cent trente ans. Il lui vint à l’esprit qu’il avait été vieux la majeure partie de son existence. Il ne trouvait pas ça très juste, à la vérité.

Et personne n’avait rien dit. Il avait lâché deux ou trois allusions la semaine dernière dans la Salle Peu Commune, et personne n’avait compris. Et aujourd’hui, au déjeuner, c’est tout juste si on lui avait adressé la parole. Même ses soi-disant amis avaient l’air de l’éviter, et pourtant il n’essayait même pas de leur emprunter de l’argent.

C’était comme si on oubliait de lui souhaiter son anniversaire, mais en pire.

Il allait mourir tout seul, et tout le monde s’en fichait.

Il ouvrit la porte d’un coup de roue de fauteuil et farfouilla sur la table voisine pour trouver son briquet à amadou.

Encore un détail, ça. Presque plus personne n’utilisait le briquet à amadou, ces temps-ci. On achetait les grosses allumettes jaunes et nauséabondes que fabriquaient les alchimistes. Vindelle désapprouvait. C’était important, le feu. On n’aurait pas dû pouvoir l’allumer facilement comme ça, c’était manquer de respect. Voilà bien le monde d’aujourd’hui, toujours à courir dans tous les sens et… le feu. Oui, il était aussi beaucoup plus chaud dans le temps. Celui qu’on obtenait de nos jours ne réchauffait pas, à moins de quasiment s’asseoir dessus. C’était quelque chose dans le bois… Pas le bon bois. Plus rien n’était bon aujourd’hui. Tout devenait plus inconsistant. Plus flou. Il n’y avait plus de vraie vie dans rien. Et les jours étaient plus courts. Hmm. Quelque chose clochait du côté des jours. C’étaient des jours plus courts. Hmm. Chaque jour mettait un temps fou à s’écouler, phénomène d’autant plus curieux qu’ils défilaient à toute allure dès lors qu’on les prenait en bloc. On n’exigeait pas grand-chose d’un mage de cent trente ans, et Vindelle avait pris l’habitude de s’attabler jusqu’à deux heures avant le début des repas, histoire de passer le temps.

Des jours interminables qui filaient à la vitesse de l’éclair. Ça n’avait pas de sens. Hmm. Remarquez, on n’avait plus le sens qu’on avait dans le temps.

Et on laissait des gamins diriger l’Université, aujourd’hui. Dans le temps, on la confiait à de vrais mages, des costauds bâtis comme des péniches, pour lesquels on avait du respect. Soudain, ils avaient tous disparu on ne savait où, et ces gamins, dont certains avaient encore quelques-unes de leurs vraies dents, traitaient Vindelle avec condescendance. Comme ce petit Ridculle. Vindelle se souvenait parfaitement de lui. Un gamin maigre, aux oreilles décollées, qui ne se mouchait jamais proprement, qui avait réclamé sa mère en pleurant dès sa première nuit au dortoir. Toujours à méditer un mauvais coup. On avait voulu faire croire à Vindelle que Ridculle était maintenant archichancelier. Hmm. On devait le prendre pour un débile.

Il était où, ce foutu briquet ? Ah, les doigts… On avait de vrais doigts, dans le temps…

Quelqu’un découvrit une lanterne. Quelqu’un d’autre fourra un verre dans sa main tâtonnante.

« Surprise ! »

Dans le vestibule de la maison de la Mort se dresse une horloge au balancier comme une lame mais dépourvue d’aiguilles, parce que dans la maison de la Mort n’existe d’autre temps que le présent. (Il y a eu, bien entendu, un présent avant le présent actuel, mais c’était aussi le présent. Un présent plus vieux, c’est tout.)

Le balancier est une lame qui aurait donné envie à Edgar Allan Poe d’arrêter d’écrire pour entamer une carrière de comique solo dans des tournées de patronages. Il va et vient en ronronnant, découpe en douceur de fines tranches de temps dans le jambon de l’éternité.

La Mort passa devant l’horloge à grands pas et pénétra dans les ténèbres opaques de son cabinet de travail. Albert, son serviteur, l’attendait avec la serviette et les chiffons.

« Bonjour, maître. »

La Mort s’assit en silence dans son grand fauteuil. Albert étala la serviette sur les épaules anguleuses. « Encore une belle journée », dit-il histoire de lancer la conversation.

La Mort ne répondit pas.

Albert fit claquer le chiffon à reluire et rabaissa le capuchon de son maître.

« ALBERT.

— Monsieur ? »

La Mort sortit le tout petit sablier d’or.

« TU VOIS ÇA ?

— Oui, monsieur. Très joli. Encore jamais vu des comme ça. Celui de qui ?

— LE MIEN. »

Les yeux d’Albert pivotèrent. Sur un coin du bureau de la Mort trônait un gros sablier dans un cadre noir. Il ne contenait pas de sable.

« J’croyais que c’était l’autre, là-bas, le vôtre, dit-il.

— ÇA L’ÉTAIT. MAINTENANT C’EST CELUI-CI. UN CADEAU DE DÉPART EN RETRAITE. DE LA PART D’AZRAËL LUI-MÊME. »

Albert examina l’objet dans la main de la Mort.

« Mais… le sable, monsieur. Il s’écoule.

— ON DIRAIT.

— Mais ça veut dire… Je veux dire… ?

— ÇA VEUT DIRE QU’UN JOUR TOUT LE SABLE SE SERA ÉCOULÉ, ALBERT.

— Ça, je l’sais, monsieur, mais… vous… Je croyais que le temps, c’était bon pour les autres, monsieur. Non ? Pas pour vous, monsieur. » À la fin de la phrase, la voix d’Albert était implorante.

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1

En l’occurrence, trois meilleurs emplacements. Les portes d’entrée des numéros 31, 7 et 34 de la rue de l’Orme, Ankh-Morpork.