La Mort retira la serviette et se leva.
« VIENS AVEC MOI.
— Mais vous êtes la Mort, maître, dit Albert en courant sur ses jambes torses à la suite de la haute silhouette qui traversait déjà le vestibule avant d’enfiler le couloir menant à l’écurie. C’est pas une blague, dites ? ajouta-t-il avec espoir.
— JE N’AI PAS UNE RÉPUTATION DE FARCEUR.
— Ben, non, évidemment, faites excuse. Mais écoutez, vous pouvez pas mourir, vu que vous êtes la Mort, faudrait que vous vous arriviez à vous-même, ce serait comme un serpent qui se mordrait la queue…
— JE VAIS QUAND MÊME MOURIR. C’EST SANS APPEL.
— Mais moi, qu’est-ce que j’vais devenir ? » geignit Albert. La terreur luisait sur ses paroles comme des particules de métal sur le fil d’un couteau.
« IL Y AURA UNE AUTRE MORT. »
Albert se redressa. « Je m’sens vraiment pas capable de servir un nouveau maître, déclara-t-il.
— ALORS RETOURNE DANS LE MONDE. JE TE DONNERAI DE L’ARGENT. TU AS ÉTÉ UN BON SERVITEUR, ALBERT.
— Mais si j’retourne…
— OUI, dit la Mort. TU MOURRAS. »
Dans l’obscurité chaude et chevaline de l’écurie, le coursier pâle de la Mort leva la tête de son avoine et poussa un petit hennissement de bienvenue. Il avait pour nom Bigadin. C’était un vrai cheval. La Mort avait par le passé essayé des coursiers tout feu tout flamme et des montures squelettiques sans les trouver pratiques, surtout les coursiers tout feu tout flamme qui avaient tendance à incendier leurs propres litières et à rester au beau milieu, l’air gêné.
La Mort décrocha la selle de son support et lança un coup d’œil à un Albert en proie à un cas de conscience.
Des milliers d’années plus tôt, Albert avait choisi de servir la Mort plutôt que de mourir. Il n’était pas exactement immortel. Le temps réel était interdit de cité au royaume de la Mort. Seul existait le présent perpétuellement changeant, mais il durait une éternité. Il lui restait moins de deux mois de temps réel ; il les dorlotait comme des lingots d’or.
« Je… euh… commença-t-il. C’est…
— TU AS PEUR DE MOURIR ?
— C’est pas que j’veux pas… J’veux dire, j’ai toujours… La vie, c’est une habitude difficile à perdre, quoi… »
La Mort le regarda curieusement, comme on regarde un scarabée tombé sur le dos qui n’arrive pas à se retourner.
Finalement, Albert se tut.
« JE COMPRENDS, dit la Mort en décrochant la bride de Bigadin.
— Mais ç’a pas l’air de vous tracasser ! Vous allez vraiment mourir ?
— OUI. CE SERA UNE GRANDE AVENTURE.
— Ah bon ? Vous avez pas peur ?
— JE NE SAIS PAS COMMENT ON A PEUR.
— Je peux vous montrer si vous voulez, hasarda Albert.
— NON. JE PRÉFÈRE APPRENDRE TOUT SEUL. JE VAIS VIVRE DES EXPÉRIENCES. ENFIN.
— Maître… si vous partez, est-ce qu’il y aura… ?
— UNE NOUVELLE MORT SURGIRA DE L’ESPRIT DES VIVANTS, ALBERT.
— Oh. » Albert avait l’air soulagé. « Vous sauriez pas à quoi il ressemble, des fois ?
— NON.
— Faudrait peut-être, vous savez, que j’nettoie un brin la maison, que j’fasse un inventaire, des trucs comme ça ?
— BONNE IDÉE, dit la Mort aussi gentiment que possible. QUAND JE VERRAI LA NOUVELLE MORT, JE TE RECOMMANDERAI CHAUDEMENT.
— Oh. Vous allez le voir, alors ?
— OH, OUI. ET JE DOIS PARTIR TOUT DE SUITE.
— Quoi ? Si vite ?
— CERTAINEMENT. PAS DE TEMPS À PERDRE ! » La Mort sella Bigadin, puis il se retourna et tendit fièrement le tout petit sablier sous le nez crochu d’Albert.
« REGARDE ! J’AI DU TEMPS. J’AI ENFIN DU TEMPS ! »
Albert recula nerveusement. « Et maintenant que vous en avez, vous allez en faire quoi ? » demanda-t-il.
La Mort enfourcha son cheval.
« JE VAIS L’EMPLOYER, TIENS. »
La fête battait son plein. La banderole frappée de la légende Au revoire Vindelle – 130 ans épathants commençait un peu à pendouiller dans la chaleur. On en était au stade où il ne restait plus rien à boire que du punch ni à manger que les tortillas extrêmement louches et la sauce jaune bizarre, et tout le monde s’en fichait. Les mages papotaient avec l’entrain forcé des collègues de travail qui se voient toute la journée et se revoient encore toute la soirée.
Vindelle Pounze trônait au beau milieu de tout ça, un gigantesque verre de rhum à la main et un chapeau rigolo sur la tête. Il était presque en larmes.
« Une vraie fête de Départ ! n’arrêtait-il pas de marmonner. J’en avais pas vu depuis que le vieux “Gratteur” Planteclou est parti, articula-t-il si soigneusement qu’on entendait les majuscules. C’était… hmm… l’année du Marsouin… hmm… intimidant. J’croyais que tout le monde avait oublié ça.
— Le bibliothécaire a recherché les détails pour nous, expliqua l’économe en désignant un gros orang-outan qui s’efforçait de souffler dans une langue de belle-mère. C’est aussi lui qui a préparé la sauce à la banane. J’espère que quelqu’un ne va pas tarder à la manger. »
Il se pencha.
« Est-ce que je peux vous servir encore un peu de salade de pommes de terre ? » demanda-t-il de la voix délibérément sonore qu’on réserve aux imbéciles et aux vieillards.
Vindelle se mit une main tremblante en coupe autour de l’oreille.
« Quoi ? Quoi ?
— Encore ! Salade ! Vindelle ?
— Non, merci.
— Une autre saucisse, alors ?
— Quoi ?
— Saucisse !
— Ça me donne des gaz affreux toute la nuit », répondit Vindelle. Il réfléchit un instant, puis il en prit cinq.
« Euh… cria l’économe, est-ce que vous sauriez, des fois, à quelle heure…
— Hein ?
— À quelle ! Heure ?
— Neuf heures et demie, répondit aussitôt mais indistinctement Vindelle.
— Ben, ça, c’est chouette, fit l’économe. Ça vous laisse le reste de la soirée… euh… libre. »
Vindelle farfouilla dans les replis innommables de son fauteuil roulant, véritable cimetière pour coussins flétris, livres écornés et vieux bonbons à demi sucés. Il brandit un petit bouquin à couverture verte et le fourra dans les mains de l’économe.
L’économe le retourna. Griffonnés sur la couverture, s’étalaient les mots : Vindelle Pounze — Son Journale. Un bout de couenne de jambon marquait la page du jour.
Au chapitre des « choses à faire », on avait écrit en pattes de mouche : Mourir.
L’économe ne put s’empêcher de tourner la page.
Oui. À la date du lendemain, « choses à faire » : Naître.
Son regard glissa en coin vers une petite table en bordure de la salle. Malgré la cohue, il restait une zone dégagée autour d’elle, comme si elle bénéficiait d’un espace personnel que nul ne devait franchir.
La cérémonie du Départ imposait des mesures particulières en ce qui concernait la table. Elle devait être revêtue d’un tissu noir brodé de quelques symboles magiques. Elle supportait une assiette remplie d’un assortiment des meilleurs canapés. Et un verre de vin. À l’issue d’une discussion interminable entre mages, on y avait aussi ajouté un chapeau en carton rigolo.
Tout le monde avait l’air d’attendre.
L’économe sortit sa montre et ouvrit le couvercle d’une pichenette.