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Il s’agissait d’une de ces montres de gousset dernier cri, avec des aiguilles. Elle affichait neuf heures et quart. Il la secoua. Un petit panneau s’ouvrit sous le chiffre 12 par où un minuscule démon passa la tête et lança : « Mollo, patron, j’pédale aussi vite que j’peux, moi. »

L’économe referma la montre et jeta un regard désespéré autour de lui. Personne d’autre n’avait apparemment envie de s’approcher de Vindelle Pounze. L’économe sentit qu’il lui revenait, par politesse, d’alimenter la conversation. Il passa en revue des sujets possibles. Tous lui parurent délicats.

Vindelle Pounze le tira d’embarras. « Je me demande si je ne vais pas revenir en femme », dit-il d’un air dégagé.

L’économe ouvrit et referma la bouche plusieurs fois.

« J’attends ça avec impatience, poursuivit Pounze. Ça pourrait être… hmm… drôlement marrant. »

L’économe passa frénétiquement en revue son maigre répertoire en matière de bavardage sur les femmes. Il se pencha vers l’oreille noueuse de Vindelle.

« Est-ce que ça n’implique pas, lança-t-il au hasard, de laver des tas de machins ? De faire les lits, la cuisine, tout ça ?

— Pas dans le genre de… hmm… vie que j’ai en tête », lui assura Vindelle.

L’économe se tut. L’archichancelier tapa sur une table à coups de cuiller. « Frères… » commença-t-il une fois qu’il eut obtenu un semblant de silence. Ce qui déclencha une salve d’applaudissements aussi tonitruante que désordonnée.

« … Comme vous le savez tous, nous sommes réunis ici ce soir pour célébrer la… euh… retraite (rires nerveux) de notre vieil ami et collègue Vindelle Pounze. Vous savez, quand je vois le vieux Vindelle assis parmi nous ce soir, ça me rappelle, comme par hasard, l’histoire de la vache qui avait trois jambes de bois. Il y avait donc une vache, et… »

L’économe laissa son esprit vagabonder. Il connaissait l’histoire. L’archichancelier sabotait toujours la chute, et de toute façon il avait d’autres choses en tête.

Il n’arrêtait pas de se retourner pour regarder du côté de la petite table.

L’économe était un brave homme, quoique nerveux, et il aimait bien son travail. Un travail, d’ailleurs, dont aucun autre mage ne voulait. Des tas de mages rêvaient d’être archichancelier, par exemple, ou de diriger l’un des huit ordres de magie, mais quasiment aucun n’avait envie de passer beaucoup de temps dans un bureau à brasser des bouts de papier et à faire des additions. Toute la paperasse de l’Université avait tendance à s’accumuler dans le bureau de l’économe, ce qui voulait dire qu’il allait se coucher épuisé le soir mais qu’au moins il dormait d’un sommeil de plomb et n’était pas obligé de vérifier minutieusement qu’aucun scorpion ne s’était égaré dans sa chemise de nuit.

Éliminer un mage de grade supérieur est un moyen reconnu d’obtenir de l’avancement au sein des ordres. Mais pour vouloir tuer l’économe, il aurait fallu trouver un plaisir solitaire à lire des colonnes de chiffres proprement alignés, et ce type d’amateur ne s’adonne pas souvent au meurtre[2].

Il se rappela son enfance, une éternité plus tôt, dans les montagnes du Bélier. Chaque nuit du Porcher, sa sœur et lui laissaient un verre de vin et un gâteau dehors pour le père Porcher. Tout était différent, à l’époque. Il était beaucoup plus jeune, ne savait pas grand-chose et vivait probablement bien plus heureux.

Par exemple, il ne savait pas qu’il serait un jour mage et s’associerait à d’autres mages pour déposer un verre de vin, un gâteau, un vol-au-vent au poulet plutôt suspect et un chapeau de fête en carton à l’intention de…

… quelqu’un d’autre.

Il y avait aussi des fêtes du Porcher quand il était petit. Elles suivaient toujours le même scénario. Juste au moment où les enfants s’étaient rendus presque malades d’excitation, un adulte lançait malicieusement : « Je crois qu’on va recevoir une visite pas ordinaire ! » Et, chose étonnante, comme s’il n’avait attendu que ça, un tintement louche de cloches porcines retentissait de l’autre côté de la fenêtre, et alors entrait…

… et alors entrait…

L’économe secoua la tête. Un grand-père affublé d’une fausse barbe. Un vieux rigolo chargé d’un sac de jouets qui tapait des pieds pour débarrasser ses bottes de la neige. Quelqu’un qui donnait quelque chose.

Alors que ce soir…

Évidemment, le vieux Vindelle avait sans doute une opinion différente sur la question. Au bout de cent trente ans, la mort doit offrir un certain attrait. On a sûrement envie de savoir ce qui se passe après.

L’anecdote alambiquée de l’archichancelier serpenta cahin-caha jusqu’à sa conclusion. L’assemblée de mages émit des rires respectueux puis s’efforça de comprendre la blague.

L’économe consulta sa montre en douce. Il était à présent neuf heures vingt.

Vindelle Pounze fit un discours. Un discours long, haché, décousu sur le bon vieux temps. Il avait l’air de prendre la plupart des gens qui l’entouraient pour des collègues morts en réalité depuis une cinquantaine d’années, mais ça n’avait aucune importance parce qu’on avait pour habitude de ne jamais écouter le vieux Vindelle.

L’économe n’arrivait pas à détacher les yeux de sa montre. De l’intérieur provenait un couinement de pédales tandis que le démon tricotait patiemment des jambes vers l’infini.

Neuf heures vingt-cinq.

L’économe se demanda comment l’opération était censée se dérouler. Est-ce qu’on entendait – Je crois qu’on va recevoir une visite pas ordinaire du tout – des bruits de sabots dehors ?

Est-ce que la porte s’ouvrait réellement ou est-ce qu’il passait au travers ? Une question idiote. Il avait la réputation de pouvoir pénétrer dans le moindre local clos – surtout dans un local clos, à bien y réfléchir. Enfermez-vous n’importe où, et ce n’est plus qu’une affaire de temps.

L’économe espéra qu’il se servirait de la porte normalement. Ses nerfs étaient déjà tendus à se rompre.

Le niveau des conversations baissait. Pas mal d’autres mages, remarqua l’économe, jetaient des coups d’œil vers la porte.

Vindelle se retrouva au centre d’un cercle qui s’élargissait avec beaucoup de tact. Personne ne l’évitait vraiment, mais un mouvement brownien apparemment fortuit éloignait doucement tout le monde.

Les mages ont la faculté de voir la Mort. Et quand un mage meurt, la Mort vient en personne pour le conduire dans l’au-delà. L’économe se demandait pourquoi on tenait ça pour un privilège…

« Sais pas ce que vous regardez tous », dit Vindelle d’un ton joyeux.

L’économe ouvrit sa montre.

Le panneau sous le 12 se releva sèchement.

« Pourriez pas y aller mollo avec toutes ces secousses ? glapit le démon. Je m’y r’trouve plus, dans mes comptes.

— Pardon », souffla l’économe. Il était neuf heures vingt-neuf.

L’archichancelier s’avança.

« Alors, au revoir, Vindelle, dit-il en serrant la main parcheminée du vieillard. L’Université, sans vous, ça sera plus pareil.

— Sais pas comment on va faire, ajouta l’économe avec reconnaissance.

— Bonne chance dans l’autre vie, dit le doyen. Passez donc nous voir si jamais vous revenez dans le coin et que vous vous rappelez, vous savez, qui vous étiez.

— Faut pas vous gêner, vous entendez ? » fit l’archichancelier.

Vindelle Pounze hocha la tête de bonne grâce. Il n’avait rien entendu de ce qu’on lui avait dit. Il hochait la tête par principe.

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2

Du moins jusqu’au jour où ils empoignent soudain un coupe-papier, se frayent un chemin à coups de taille dans la comptabilité analytique et entrent dans l’histoire de la médecine légale.