Les mages, comme un seul homme, firent face à la porte.
Le panneau sous le 12 se releva encore brusquement.
« Ding ding dong ding, annonça le démon. Dingueli-dingueli dong ding ding.
— Quoi ? fit l’économe en sursautant.
— Neuf heures et demie », traduisit le démon.
Les mages se tournèrent vers Vindelle Pounze, la mine vaguement accusatrice.
« Qu’est-ce que vous regardez comme ça ? » demanda-t-il.
L’aiguille des secondes de la montre poursuivait sa course grinçante.
« Comment vous vous sentez ? brailla le doyen.
— Me suis jamais senti aussi bien, répondit Vindelle. Est-ce qu’il reste un peu… hmm… de rhum ? »
Les mages réunis le regardèrent se verser une dose généreuse dans son gobelet. « Allez-y doucement, avec ce truc, fit nerveusement le doyen.
— À votre santé ! » s’exclama Vindelle Pounze.
L’archichancelier tambourina des doigts sur la table.
« Monsieur Pounze, dit-il, vous êtes vraiment sûr ? »
Vindelle était parti dans une digression. « Il reste des torturerillas ? Remarquez, je n’appelle pas ça manger, moi, fit-il, tremper des bouts de biscuits durs comme du bois dans un machin bourbeux, qu’est-ce qu’on trouve d’intéressant là-dedans ? Ce que je me ferais bien, là, maintenant, c’est un des fameux pâtés en croûte de monsieur Planteur… »
C’est alors qu’il mourut.
L’archichancelier lança un coup d’œil à ses collègues, puis il gagna sur la pointe des pieds le fauteuil roulant et souleva un poignet veiné de bleu pour y prendre le pouls. Il secoua la tête de gauche à droite.
« C’est comme ça que je veux partir, dit le doyen.
— Quoi ? En marmonnant des histoires de pâtés en croûte ?
— Non. Tard.
— Minute. Minute, fit l’archichancelier. C’est pas normal, ça, vous savez. D’après la tradition, la Mort en personne vient quand un ma…
— Peut-être qu’il est débordé, dit aussitôt l’économe.
— C’est vrai, reconnut le doyen. Une grosse épidémie de grippe du côté de Quirm, à ce qu’on m’a dit.
— Et aussi une belle tempête la nuit dernière. Des tas de naufrages, sûrement, ajouta l’assistant des runes modernes.
— Et en plus c’est le printemps… Des avalanches en pagaïe dans les montagnes.
— Toutes sortes de fléaux. »
L’archichancelier se caressa la barbe d’un air songeur.
« Hmm », fit-il.
De toutes les créatures du monde, seuls les trolls croient que tout ce qui vit se déplace dans le temps à reculons. Si le passé est visible et le futur caché, disent-ils, ça signifie qu’on doit être tourné du mauvais côté. Tout ce qui vit traverse l’existence sens devant derrière. Une idée très intéressante si l’on pense qu’on la doit à une espèce dont les membres passent les trois quarts de leur temps à se taper mutuellement sur la tête à coups de cailloux.
De quelque côté qu’on le prenne, le temps est l’apanage des créatures vivantes.
La Mort plongeait au galop à travers des nuages noirs gigantesques.
Maintenant, lui aussi en avait, du temps.
Celui de sa vie.
Vindelle Pounze fouilla l’obscurité des yeux. « Ohé ? lança-t-il. Ohé. Y a quelqu’un ? You-hou ? » Il y eut un murmure mélancolique au loin, comme du vent au bout d’un tunnel.
« Montrez-vous, montrez-vous, là où vous êtes, reprit Vindelle d’une voix tremblant d’une exultation hystérique. Ne vous inquiétez pas. Je suis plutôt impatient, à vrai dire. »
Il claqua de ses mains immatérielles et se les frotta avec un enthousiasme forcé. « Remuez-vous. J’en connais qui ont de nouvelles vies à vivre », insista-t-il.
L’obscurité demeura inerte. Aucune silhouette, aucun bruit. Le vide, sans la moindre forme. L’esprit de Vindelle Pounze se déplaça à la surface des ténèbres.
Le fantôme secoua la tête. « En voilà une blague, marmonna-t-il. Pas normal du tout, ça. »
Il traîna dans le coin un moment puis, parce qu’il ne lui restait apparemment rien d’autre à faire, se dirigea vers le seul refuge qu’il connaissait.
Il l’avait occupé cent trente ans durant. Ledit refuge ne s’attendait pas à son retour et se défendit bec et ongles. Il fallait être soit très décidé soit très puissant pour venir à bout d’une résistance pareille, mais Vindelle Pounze avait été mage pendant plus d’un siècle. Et puis c’était comme cambrioler sa propre maison, la vieille propriété familière où l’on a toujours vécu. On sait où trouver la fenêtre métaphorique qui ferme mal. Bref, Vindelle Pounze réintégra Vindelle Pounze.
Les mages ne croient pas aux dieux, de la même façon que la plupart des gens ne jugent pas indispensable de croire, disons, aux tables. Ils savent qu’elles sont là, qu’elles ont leur raison d’être, ils reconnaissent sûrement qu’elles ont leur place dans un univers bien ordonné, mais ils ne voient pas l’intérêt de croire, de déclamer à tous les vents : « Ô grande table, sans qui nous ne sommes rien. » De toute façon, soit les dieux sont là, qu’on y croie ou non, soit ils n’existent qu’en fonction de la croyance, alors, n’importe comment, autant oublier toutes ces histoires et, comme qui dirait, manger sur les genoux.
L’Université possède néanmoins une petite chapelle à l’écart de la Grande Salle, car on a beau adhérer à l’école de pensée décrite plus haut, on ne devient pas un mage prospère en portant sur les nerfs des dieux, même si ces nerfs n’existent que dans l’impalpable ou le métaphorique. Parce que si les mages ne croient pas aux dieux, ils savent pertinemment que les dieux, eux, y croient.
Et dans cette chapelle reposait le corps de Vindelle Pounze. L’Université avait institué une exposition de vingt-quatre heures suite à l’affaire embarrassante de feu Dameret « Gai Luron » Bitumethé.
Le corps de Vindelle Pounze ouvrit les yeux. Deux pièces de monnaie tintèrent sur le sol de pierre.
Les mains, croisées sur la poitrine, se desserrèrent.
Vindelle leva la tête. Un idiot lui avait collé un lys sur le ventre.
Ses yeux pivotèrent. Une bougie brûlait de chaque côté de son crâne.
Il leva un peu plus la tête.
Deux autres bougies brûlaient aussi au niveau de ses pieds.
Que les dieux bénissent le vieux Bitumethé. Sans lui je contemplerais déjà le dessous d’un couvercle en sapin premier prix.
Marrant, ça, se dit-il. Je pense. Clairement.
Wouah.
Allongé sur le dos, Vindelle sentait son esprit lui emplir à nouveau le corps comme du métal en fusion luisant envahit un moule. Des pensées chauffées à blanc fulgurèrent dans les ténèbres de son cerveau et remirent en branle, d’une décharge, des neurones léthargiques.
Ce n’était jamais comme ça de mon vivant.
Mais je ne suis pas mort.
Ni vivant ni mort.
Mort-vivant, quoi.
Ou vivant-mort.
Oh, bon sang…
Il se redressa d’un balancement des jambes. Des muscles qui n’avaient pas fonctionné correctement depuis soixante-dix ou quatre-vingts ans mirent d’un coup les bouchées doubles. Pour la première fois de sa vie, ou plutôt de sa « durée d’existence », rectifia-t-il, le corps de Vindelle Pounze obéissait aux ordres de Vindelle Pounze. Et l’esprit de Vindelle Pounze n’allait pas s’en laisser conter par une bande de muscles.
Le corps se tenait à présent debout. Les articulations des genoux se rebiffèrent un moment, mais elles n’étaient pas plus capables de résister à la charge de la volonté qu’un moustique à un chalumeau.