— Non.
— En m’envoyant deux gendarmes. Il s’en est fallu d’un poil qu’ils ne m’emballent, sous prétexte que je n’avais pas le droit de critiquer les lois de l’État Français ! Alors si un jour il lui prend envie à ce vieux schnock de nous obliger à lui baiser les fesses, faudra obéir ? Hé ben, merde, alors !
Il en bavait d’indignation. Il en frémissait de rage. À côté de moi, j’entendais Bams qui se marrait.
À ce moment, il y eut dans notre dos un choc formidable qui, à nouveau, nous précipita les uns contre les autres avec le sentiment que le train entier se démantibulait. Le type à qui j’avais offert mon paquet de tabac, qu’il fumait avec délices, ramassa son chapeau qui, du coup, avait dégringolé du porte-bagages et le brossa.
— Ils finiront pas nous tuer, murmura-t-il.
— Heureusement, dit Bams, que tu m’avais dit qu’on pourrait roupiller dans le train. À la tienne ! drôle de chambre d’hôtel !
— C’est tous les jours pareil, expliqua l’habitué. Ce n’est pas étonnant que les wagons soient en aussi mauvais état, avec le traitement qu’ils subissent. On voyage plus mal que des cochons.
— C’est que le cochon, dit le came, c’est un monsieur important. Il se mange.
Et là-dessus, naturellement, tout le monde se mit à parler ravitaillement.
— Et à propos de cochons, dit soudain quelqu’un, avec un esprit douteux mais qui montrait que la confiance mutuelle, tout de même, revenait. Qu’est-ce qu’il leur est arrivé aux Allemands, la nuit dernière, à Narbonne ?
Aussitôt, la curiosité générale fut éveillée.
— Qu’est-ce qu’il y a eu ? Je n’en ai pas entendu parler.
— Ça s’est passé tard dans la nuit, il pouvait être minuit ou une heure du matin. Il y a eu une de ces fusillades !
— Sans blague ? Contre qui ?
— C’étaient peut-être des parachutistes.
— Ou des types du maquis.
En quoi la bonne dame ne se trompait pas beaucoup.
— Il y a eu des morts ?
— Je n’en sais rien. Moi, vous savez, quand on tire des coups de fusil, je reste chez moi, je ne me mêle pas de leurs histoires. J’ai assez d’embêtements pour mon compte personnel sans aller encore me mêler des turbins des autres.
Là-dessus, au moment précis où le train démarrait pour de bon, le compartiment entier se lança dans une conversation générale fait d’hypothèses plus absurdes les unes que les autres.
Naturellement comme toujours, il y avait un gars plus renseigné que les autres. Selon lui, c’étaient des paysans d’un village environnant que les boches avaient arrêtés comme otages et qu’ils étaient venus fusiller à Narbonne, et sur la promenade des Barques, encore, histoire de faire un exemple. Si on avait un peu insisté, il aurait donné le nom des suppliciés, leur âge, l’adresse de leur dentiste et même le pedigree de l’aumônier.
Cette histoire m’empoisonnait. Je ne pouvais quand même pas leur dire la vérité, et que si quelqu’un était au courant de la bagarre de la nuit dernière, c’était précisément moi et Bams.
Je pris donc le parti de m’envelopper le mieux que je le pus dans ma canadienne et d’aller voir du côté du subconscient si la vie était plus agréable.
Je commençais à peine à m’assoupir lorsque je fus réveillé par le terrible choc qui préludait aux manœuvres dans les gares. On aurait dit que ces gars-là poursuivaient deux buts : décharger leur came et tuer de saisissement les voyageurs qu’ils transportaient. Pour ma part, j’avais compris. Je n’essayai plus de roupiller. Je me contentai de coller mon front à la minuscule parcelle de glace qu’une administration prévoyante avait condescendu à accorder aux voyageurs de cet affreux tortillard. Je regardais la campagne défiler dans l’obscurité de cette nuit d’automne. Un vent rageur bousculait les ceps des vignes, encore couverts de feuilles. On aurait dit des fantômes de nains qui tendaient vers nous des bras suppliants.
Autour de nous, la conversation continuait. Ils parlaient maintenant des Anglais, des Russes, du débarquement. Ils espéraient tous être bientôt libérés de cette engeance pourrie. Mais libérés par d’autres, pas par eux-mêmes. Question de donner, quant à soi, un léger coup de main, fallait pas y compter. D’abord, c’était trop dangereux. Et puis c’était de la folie. Les Allemands étaient encore forts, fallait pas s’y frotter. Que les autres aillent au casse-pipe et viennent débarrasser leur maison de la vermine, d’accord, mais si on leur demandait d’utiliser eux-mêmes le fly-tox, ah ! mais non ! ils ne marchaient plus.
Ils me faisaient mal avec leurs salades, leurs petites histoires sordides de pantoufles, de charbon et de ravitaillement.
Lorsqu’enfin, au bout de deux heures de cette comédie, nous, arrivâmes à Béziers — tout vient à point à qui sait attendre, et pour faire dix-neuf kilomètres, c’était quand même un record —, j’étais définitivement en boule. J’avais horreur des abrutis prétentieux. Mais comment aller expliquer ça à un monsieur qui, sous prétexte qu’il a eu une fois le courage de dire dans un compartiment de chemin de fer que Pétain était une salope, se considère comme un héros ?
Et je ne savais pas encore les proportions que dans quelque temps il allait prendre, ce genre d’héroïsme-là.
La salle d’attente de la gare de Béziers, avec ses fauteuils de velours râpé, était aussi minable, aussi sinistre que celle de la gare de Narbonne. Le désespoir qui s’en dégageait n’empêchait pas les quarante voyageurs qui s’y trouvaient, attendant un train pour le diable seul sait où, d’y vivre paisiblement. Les uns dormaient, d’autres cassaient la croûte somptueusement, histoire sans doute d’empoisonner la vie des troisièmes qui les regardaient avec de grands yeux affamés. Mais le paysan, ça n’a pas de pudeur. Je me demande même s’ils n’en éprouvaient pas une secrète volupté, ces sadiques. Pour une fois que les gens des villes les enviaient ! Naturellement, c’étaient des Auvergnats en partance pour Saint-Flour, que le diable les emporte !
On finit quand même par dégotter une place sur une banquette, à côté du radiateur. Ça avait l’air d’une planque tout ce qu’il y a d’avantageux, mais à l’examen, c’était moins agréable parce que le radiateur n’irradiait rien du tout. Il ne chauffait pas et on avait l’impression que ça faisait quelques piges qu’il ne marchait pas. Les araignées devaient l’avoir choisi pour domicile. En outre, cette planque était dans l’axe de la porte et il venait de temps en temps, chaque fois qu’un voyageur entrait ou sortait, un petit vent coulis qui nous caressait désagréablement les genoux.
J’étais crevé, j’avais le cafard. Je ne savais vraiment que faire pour me tenir éveillé. Je ne tenais pas, en effet, à m’endormir maintenant, sachant par expérience qu’ensuite on est encore plus vanné qu’avant. En outre, ce n’était pas le moment de laisser passer l’express.
Avant la guerre, il y avait toujours un employé qui venait vous avertir, d’une voix claironnante. Maintenant, cette aimable tradition se perdait. Personne ne s’occupait plus du cochon de payant.
Ça commençait à faire une paye que nous étions là et il ne restait plus guère qu’un quart d’heure à passer encore dans cette salle d’attente glaciale avant le passage de l’express, lorsque la porte s’ouvrit sur deux petits jeunes gens trop élégants qui avaient des allures de trafiquants avec, toutefois, des regards plus assurés. Ils laissèrent tout le monde indifférent d’abord.
Malheureusement, on s’aperçut vite que ces morveux faisaient partie de cette racaille du Contrôle Économique dont le but principal, durant toute l’Occupation, fut de se remplir les poches dans un trafic éhonté, cependant qu’elle allait la nuit, sur le quai des gares, saisir le malheureux jambon et les misérables fayots qu’un pauvre diable affamé était simplement allé chercher chez le paysans.