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Au fond de la perspective sur le Rhône, à la hauteur de la tour du Roi René, il y avait un deuxième pont suspendu réservé, lui, au trafic des piétons et des voitures. Et, ma parole, je pus m’en rendre compte au moment où le train s’arrêta avant d’entrer en gare, il se balançait, ce pont. Il allait de droite à gauche comme une vulgaire escarpolette. On se demande comment les passants pouvaient tenir le coup.

C’est vrai que les Tarasconnais ont tous un peu le pied marin, comme Tartarin…

Dans le ciel gris couraient des nuages de coton sale. Le vent se précipitait sur notre train, par le revers, en rafales coléreuses. Je pensais à ce que m’avait raconté Bams de ce train jeté dans l’étang de Leucate. Je me dis que si la même histoire nous arrivait et que notre convoi plonge dans le Rhône, on finirait d’avoir mal aux dents. Ce décor de mauvais temps sur la Provence était sinistre, le ciel était trop bas, trop gris, comme si le soleil n’avait pas voulu se compromettre en glissant sur le feldgrau. C’était moche à souhait.

On eut, encore un coup, un mal de chien à se tirer de notre wagon, Bams et moi. On gagna directement le buffet, histoire de prendre un café chaud. Du moins ce que le gérant appelait du café chaud. Là aussi, c’était plein de monde. Je regrettais mon petit coin tranquille dans l’express Bordeaux-Marseille, à l’abri des courants d’air.

Nous allâmes nous asseoir à côté d’une porte vitrée, dont le haut était peint en bleu, histoire de changer, et qui donnait sur la rue. Le terre-plein en face de la gare n’était pas plus gai que celui de Narbonne, mais il présentait en outre l’inconvénient d’être aux premières loges de la bourrasque. Les rafales se jetaient sur cette porte comme la misère sur le pauvre monde et secouaient les panneaux avec fureur, comme un créancier furieux d’un débiteur. Puis elles abandonnaient la porte à son triste sort et allaient affoler les longues branches des platanes qui se tordaient dans tous les sens.

C’était désastreux au possible, mais on aurait dit que tout s’en mêlait car bientôt, au deuxième service de la tempête, en quelque sorte, de grosses gouttes de pluie vinrent s’écraser sur les vitres de la porte. Sur l’esplanade, au-dessous de nous, nous vîmes des gens relever le col de leur canadienne et tituber contre le vent, en essayant, comme on dit dans le Midi, de passer à travers les gouttes.

Dans l’immense caravansérail que représentait la salle du buffet, la foule grossissait de plus en plus. Certaines personnes se pressaient au bar, d’autres, voyant qu’il n’y avait décidément pas de place, ressortaient. Les salles d’attente devaient être pleines.

Naturellement, tous les gens qui, comme nous, remontaient sur Lyon venaient s’entasser ici.

— C’est à quelle heure, maintenant, le prochain train ? demanda Bams.

— On a le temps, dis-je. Il n’y en a pas avant onze heures et quelque.

— Et alors ? s’effara mon copain, on va pas passer toute la matinée dans ce bistrot craspec, non ?

— Non, répondis-je. On va aller faire un tour en ville, bien que ça ne me passionne pas. Ce vent, rien que de le sentir je suis malade, il m’étouffe, j’ai l’impression que ma tête va éclater. As-tu déjà vu quelque chose d’aussi moche ?

— Non, reconnut honnêtement Bams. C’est un temps abominable. Mais je sens que si je reste ici je vais devenir dingue. Quel voyage ! Avant la guerre on allait plus facilement à Ankara qu’aujourd’hui à Lyon.

Pour Bams, Ankara, c’était le bout du monde, y avait pas plus lointain. D’ailleurs, c’était au cœur du Moyen-Orient. Du moment qu’on prononçait ce mot, Orient, Bams tombait en plein dans les Mille et une Nuits.

— Attends au moins que la flotte cesse. Le mistral souffle trop fort, je serais surpris que la pluie dure.

Je ne m’étais pas trompé, l’averse ne dura pas cinq minutes.

Je n’avais jamais mis les pieds à Tarascon. D’après ce que j’en voyais, c’était une toute petite ville pas mal du tout, étalée comme un serpent au soleil. Quand il y avait du soleil. Je l’imaginais vivre dans les jours éclatants de l’été ou les soirs de printemps lorsque les filles et les garçons se promenaient ensemble sur le Mail.

Mais maintenant, nous n’étions plus en été. Nous étions plongés au cœur d’un hiver noir, qui durait depuis trois piges, qui avait commencé par un printemps trop beau et qui s’était installé sur l’Europe entière, un hiver brun. Il n’y avait vraiment plus moyen de rigoler en France, ni d’être amoureux, ni d’avoir des gosses. Et pour les jeunes gens qui poussaient dans cette ambiance de défaite où tout était mesuré, censuré, ça leur cassait les pattes.

C’est surtout dans ces petits bleds qu’on se rendait compte du désespoir qui montait du pays tout entier. Vous voulez aller danser, fillettes ? C’est défendu. Si vous désobéissez, le gendarme vous tirera dessus, comme il l’a fait à Saint-Jean-de-Barrou. Et personne ne lui dira rien, rassurez-vous. Vous voulez vous coucher tard ? C’est interdit. Et si je vous surprends à chanter à tue-tête, dans la rue, autre chose que « Maréchal nous voilà », vous irez en prison, comme de petits voyous que vous êtes. Vous voulez partir en camping ? Alors c’est que vous n’avez rien à faire, et on va vous expédier chez monsieur Hitler.

Maintenant, pour ceux qui, ne voulaient ni courir les filles, ni faire du camping, ni chanter à tue-tête, fallait pas croire qu’ils soient plus favorisés. Défense, jusqu’à un certain âge, de mettre les pieds dans un café, défense de boire de l’alcool — on se demande lequel qu’ils auraient bu, d’ailleurs. Dans la plupart des bars, il n’y en avait pas —, défense de jouer aux cartes, défense de voyager sans permis, sans numéro d’ordre, défense de travailler, défense de ne rien foutre, défense de lire autre chose que M. Henri Bordeaux. Après avoir étudié en toute conscience toutes les interdictions qui étaient faites à ces pauvres diables, on se demandait ce qu’il leur restait autorisé.

J’étais en train d’en parler avec Bams, précisément, en retournant vers la gare. Je ne parvenais pas à trouver. Il ne fut pas plus heureux que moi.

— Rien, dit-il au bout d’un instant, rien. Même pas le droit de manger leurs rations le jour où ils veulent. On dirait qu’ils souhaitent que tous les Français aient un menu standard pour chacun des jours de la semaine.

Alors, évidemment, ça expliquait beaucoup de choses. Un beau jour, ces mecs-là en ont eu marre, et maintenant les maquis prenaient de l’ampleur, on ne parlait que d’eux dans la presse. Et il y avait des types que ça étonnait. Parce que, bien entendu, ce truc-là aussi était interdit.

CHAPITRE 5

Ça faisait six à huit mois que je n’avais pas vu Lyon et la ville n’avait pas changé. Surtout, elle n’avait pas embelli. Au contraire, je crois qu’elle était devenue encore plus moche, encore plus étriquée.

Naturellement, il y avait du brouillard. Mais en plus, il tombait une petite pluie glacée.

— Ça ne mouille pas, dit Bams.

— Tu verras dans un moment, si ça ne mouille pas, répondis-je.

Malgré cela, il préféra partir à pied, alléguant qu’il ne connaissait pas le bled et qu’il voulait voir un peu la gueule qu’il avait.

— Tu seras déçu, répliquai-je, si tu t’attends à voir un bled gentil, coquet et tout, comme il y en a tant en province, tu te goures drôlement.

Au début, quand même, il trouvait ça marrant. Bams, cette nuit de midi, ces avenues qui plongeaient dans le brouillard et s’y noyaient et jusqu’à cette pluie d’hiver, implacable et stupide, qui tombait toujours sur le même rythme.