Moi, j’étais abruti de cafard. Il me suffisait d’arpenter ces rues, de faire sonner mes talons sur ces trottoirs pour avoir le cœur tordu comme si une main, dans ma poitrine, le serrait. Ici, j’étais passé avec Jimmy. Dans ce bar, on avait bu du pastis clandestin, dans cet autre on avait cassé la croûte.
Et devant cette boutique de fanfreluches, on s’était longuement arrêtés, Claudine et moi. C’est sur la place Bellecour seulement que je pensai à Mordefroy. On s’y était rencontrés souvent, notamment dans ce bistrot qui fait l’angle de je ne sais plus quelle rue qui mène à la gare de Lyon-Perrache. Et maintenant, qu’est-ce qu’ils étaient devenus tous les acteurs de cette énorme tragi-comédie ? Je ne pouvais m’empêcher de faire le bilan, comme un comptable consciencieux, des biens et des êtres que le Bon Dieu possède sur cette terre.
Jimmy ? Abattu par la Gestapo, en plein jour, en pleine rue.
Claudine ? Liquidée par la Résistance pour m’avoir trahi.
Mordefroy ? Torturé et fusillé par les Allemands.
Tout ça, ce sont des trucs auxquels il vaut mieux ne pas songer si on veut garder son sang-froid. Ma parole, si ça continue longtemps, ces salauds-là nous auront tous les uns après les autres. Bien sûr, on a beau se dire que nous en descendons plus qu’ils ne descendent des nôtres, mais il ne faut pas non plus oublier que nous sommes bien moins nombreux qu’eux, sans parler de tous les Français qui les aident. Ces mecs-là, c’est comme des fourmis rouges, plus il en tombe, plus il en arrive.
Je savais où menait ce raisonnement. Quelques copains m’en avaient parlé. Si on commence à considérer la masse énorme des Frizés et si on commence à avoir l’impression qu’on n’en sortira jamais, qu’on mène un jeu désespéré, on est foutu, ce n’est plus la peine d’insister. C’est vrai. On a le sentiment de faire une course contre la montre comme ce type qui est suspendu à cinq étages du sol, au bout d’une ficelle qui commence à se désagréger. Au-dessous il voit les pompiers qui arrivent à toute allure, commencent à déployer leur échelle. Les pauvres gars ont beau se grouiller et travailler à tout berzingue, le mec qui est pendu à la ficelle râle tant qu’il peut. Mais qu’est-ce qu’ils foutent, Bon Dieu ? Je ne pourrai jamais tenir le coup ! Alors il se met à sauter, tout seul, ou bien c’est la ficelle qui pète et le gnard se casse la tête sur le pavé.
Moi, mon truc, c’était exactement ça. Je commençai à me balancer au bout de ma ficelle, c’est-à-dire que je commençais à douter, à me demander s’ils allaient débarquer, les copains, oui ou non, et de quel côté, et s’il n’y en avait pas encore pour quelques piges à bouffer des rutabagas, à voir les filles se frotter au feldgrau et à entendre ces salopes de Vichy se foutre encore de notre gueule.
Au bout d’une demi-heure de cette marche dans les rues de Lyon, où il faisait si clair qu’à cette heure de la journée on croisait des trams tout illuminés, moralement, j’étais absolument à la côte. Ça devait venir du climat.
Je n’eus pas le courage de traverser tout de suite la place Bellecour.
— Viens, dis-je à Bams, en poussant la porte d’un bar, on va boire un pot dans ce bistrot.
Il entra derrière moi, sans un mot, et s’accouda au zinc. Il avait l’air cafardeux du type qui vient de voir la fortune lui passer sous le nez à un numéro près de la Loterie Nationale.
— Ça ne va pas ? demandai-je en commandant deux cognacs doubles, histoire de nous réchauffer.
— Il y a des moments où je me demande si tu n’es pas un peu fou ! répondit-il. Pourquoi diable m’as-tu conduit dans ce bled abominable ? C’est invivable ici. J’ai toujours entendu dire que Lyon était aussi brumeux que Londres, mais je n’aurais pas pensé que ça puisse être si noir et que les gens y aient un aussi sale regard.
Évidemment, Bams n’avait pas beaucoup voyagé.
— Ça me rappelle le front de l’Est, en quarante, devant Forbach. Sauf que c’était quand même un peu plus joli.
Lui, Bams, il était catalan, pas autre chose. Il supportait davantage le vent que le brouillard. Mais il lui fallait du soleil. On lui aurait donné une fortune pour vivre dans un coin pareil il aurait rigolé. Il lui fallait les vergers en fleurs de la route d’Ille, le vent qui apporte des odeurs d’eau et de fruits, et l’éclat somptueux de la neige du Canigou. Mais le parfum pourri de la Saône, ah non !
Il en était malade de déception. Autant il était exubérant, autant on entendait de loin sa voix claironnante, autant les gens d’ici étaient renfermés et parlaient à voix basse, comme dans une église.
— Si c’était pour m’amener ici, dit-il, valait mieux me laisser au maquis.
— Tais-toi ! dis-je.
C’est vrai, zut alors, il ne se rendait pas compte de la puissance de son timbre, cet animal. Heureusement qu’à ce moment précis un client entrait et que le patron, qui avait bondi vers lui, n’avait rien entendu.
— Il faut s’adapter, mon vieux, dis-je, il faut suivre la mode ou quitter le pays. Et surtout, tâche de la boucler sur l’endroit d’où nous venons. Il faut se méfier même de son ombre, elle cache peut-être un mouton.
— Quel métier ! gémit-il.
Et comme un cognac double, bien qu’il fût à jeun, ne parvenait ni à le réchauffer, ni à lui rendre un peu d’optimisme, il commanda une deuxième tournée.
— Allons, dis-je enfin, secouant le cafard qui pesait sur nos épaules, faut tout de même y aller, on ne va pas moisir dans ce bistrot jusqu’à la consommation des siècles.
Surtout qu’il n’avait rien d’encourageant, ce bistrot. Haut de plafond, mal éclairé, tapissé de grandes glaces qui reflétaient la brume du dehors. Un patron blafard, gras comme une araignée-crabe, présidait à ses destinées. Avant de partir, nous eûmes l’indicible bonheur de faire connaissance avec la patronne qui était, elle, une petite femme sèche à l’accent auvergnat, affligée d’une voix aiguë comme une vrille, capable de percer le tympan d’un plongeur de grand fond ou d’un canonnier de la marine.
Je me jurai bien de ne plus remettre les pieds dans ce genre de café, tombât-il des hallebardes. Ce soir, on irait prendre l’apéritif à La Guillotière, d’abord c’était à deux pas de chez Bodager, ensuite c’était le seul coin de Lyon où ne règne pas en maître ce cafard abominable.
Dehors, la pluie avait un peu cessé. Il ne tombait maintenant qu’un crachin ténu qui n’était pas autre chose, en somme, que du brouillard. J’avais un peu pris l’habitude de la ville et je me dirigeais là-dedans très aisément. Je m’offris même le luxe de traverser la place en diagonale pour arriver au pont de La Guillotière.
La boutique de Bodager n’avait pas changé. Elle avait toujours son allure grave et compassée de magasin où l’on ne vend que des livres sérieux. Je n’aurais pas été surpris, quand même, que Bodager, sous le manteau, se livre tout de même un tantinet au commerce des cartes transparentes et des livres cochons, car il y avait toujours beaucoup trop d’Allemands dans sa boutique.
Je me mis à réfléchir à cela, je ne sais pas pourquoi. Évidemment, c’était dangereux à l’égard de la police française, mais peut-être ne vendait-il qu’aux boches et, dans ce cas, c’était au contraire une couverture merveilleuse qui complétait parfaitement cet alibi qu’était la librairie. En effet, ça justifiait les visites étranges, les apartés et les conciliabules secrets dans le petit bureau. Les Frizés qui étaient au courant devaient cligner de l’œil lorsqu’ils voyaient un type douteux entrer dans la boutique. Ils ne se doutaient pas de ce que cela représentait pour eux comme coups de pieds au cul en perspective.