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Nous entrâmes, Bams et moi. Mon copain ne savait où se fourrer. Depuis qu’il avait quitté l’école communale, c’était la première fois qu’il mettait les pieds dans un coin où on vendait des livres. Lui, il aurait plutôt été partisan des bistrots.

Comme nous arrivions au fond du magasin, un employé nous accrocha :

— Vous désirez, messieurs ?

— Je voudrais voir monsieur Bodager.

Le visage du type se ferma.

— C’est pourquoi ?

— C’est personnel.

— Mais encore ?

— Il m’avait promis de me procurer une édition de M. de Saint-Simon.

Le gars parut rassuré.

— Voulez-vous attendre un instant ? Je vais voir.

Il alla frapper à la porte du bureau, au fond de la boutique. Puis il entra et ressortit presque aussitôt, précédant la tête de héron déplumé du nommé Bodager.

Celui-ci sortit de son trou comme un échassier de son nid et s’approcha de nous, la main tendue.

— Comment allez-vous, monsieur Maurice ? Vous êtes de passage à Lyon ?

— Oui, répondis-je, je suis venu voir s’il n’y avait pas moyen de reprendre de l’embauche.

Le regard d’acier de l’agent secret se posa sur Bams. Je devinais sa pensée.

— Oh ! dis-je, n’ayez aucune crainte, avec lui vous pouvez y aller.

— Qui est-ce ? Présentez-moi à monsieur.

— Vous en avez peut-être entendu parler par le zèbre que vous m’avez envoyé à Montpellier. C’est lui qui était avec moi, lors de l’affaire de Fréjorgues.

— Ah ! bon, celui qui…

Bodager, d’un geste discret, passa le tranchant de sa main sur sa gorge.

— Oui. Et il était là-haut avec moi.

— Venez par ici.

Il nous précéda dans son bureau.

Ça faisait déjà quelques marquets que je ne l’avais pas vu. Il me parut plus grand que la dernière fois, sans doute parce qu’il était plus maigre. Il avait aussi diablement vieilli. Je remarquai sur son visage, lorsqu’il s’assit devant nous, en pleine lumière électrique, mille petites rides nouvelles, autour de ses yeux.

— Vous semblez drôlement fatigué, depuis la dernière fois, dis-je.

— Ne m’en parlez pas, soupira-t-il. Je suis éreinté. Je mène une vie absurde. Mes nerfs sont mis à l’épreuve à chaque instant. Pour nous il n’y a pas de vacances, pas même de dimanches. C’est un combat de tous les instants. Je suis impatient de…

Il ne dit pas de quoi mais je devinai qu’il s’agissait à peu près de la même chose que moi, il éprouvait sans doute les mêmes impressions que j’avais déjà ressenties en traversant cette damnée place Bellecour. Avec toutefois la différence que j’avais eu quelques mois de grand air et de vie saine. Tandis que lui avait été sur la brèche constamment.

— Vous tombez bien, dit-il, nous sommes surchargés de besogne. Qu’est-ce qui vous a pris de fiche le camp chez les partisans ? Vous nous étiez très utiles.

— J’en avais marre. J’avais besoin d’un combat plus effectif.

Bodager soupira.

— Si vous croyez que ce que nous faisons ce n’est pas un combat effectif !

Il se tourna, saisit une bouteille de cognac derrière lui, posa trois verres sur le bureau et offrit la tournée.

— Voilà, dit-il, si j’avais su que vous soyez encore là-bas, vivant et surtout que j’aie eu un moyen de vous joindre, je vous aurais épargné un voyage à Lyon.

— Ça ne m’aurait pas fait de mal, murmura Bams, ce pays me donne la colique.

Bodager sourit.

— Qu’est-ce que c’est encore que ce truc ? dis-je.

— C’est celui dont je vous avais parlé l’hiver dernier. Mais ensuite j’avais réfléchi. La question n’était pas d’une urgence telle. Aujourd’hui c’est différent.

— Attendez, je vois à peu près.

— C’est à Leucate. Une falaise qui s’avance dans la Méditerranée. Les boches y ont construit une station de radar et ils sont en train de creuser des galeries et d’installer des canons de marine. Tâchez de me relever les plans.

— Ça peut se faire, dit Bams, je commence à avoir l’habitude.

— Attention, il ne s’agit pas de tout mettre en l’air, comme la dernière fois à Fréjorgues. Il faut que tout passe inaperçu. Il faut que les Allemands ne se doutent de rien.

— C’est entendu.

— Pour les conditions, je vous donnerai la même somme que la dernière fois, plus la moitié pour votre camarade.

Le visage de Bams s’éclaira. Visiblement, il faisait un effort pour ne pas se frotter les mains et garder sa dignité.

— Si vous le voulez bien, nous pratiquerons comme d’habitude. C’est-à-dire que demain le monsieur que vous connaissez, et qui remplace ce malheureux Mordefroy — à propos, vous savez ce qu’il lui est arrivé, à Mordefroy ?

— Oui, je l’ai appris.

Bodager, soupira et reversa une tournée de cognac.

— Bon, continua-t-il. Donc le monsieur que vous connaissez vous rencontrera demain à deux heures au bar des Ambassadeurs. Il vous remettra l’argent en question, il vous donnera quelques indications sur le patelin où vous allez ainsi que des certificats de travail de manière qu’on vous embauche facilement. Ceci n’est qu’une précaution, du reste, parce qu’ils embauchent tout le monde, avec ou sans certificats.

— Entendu.

Quand nous sortîmes, Bams et moi, le brouillard s’était encore épaissi et le crachin s’était rafraîchi.

Nous traversions à pas lents le pont de La Guillotière. De loin en loin, un lampadaire bleu perçait péniblement la brume et la nuit. On entendait au-dessous de nous gronder le Rhône.

Nous n’étions pas à moitié du pont que deux silhouettes sortirent de l’ombre et s’arrêtèrent pile à cinq mètres de nous. Malgré l’obscurité on voyait qu’ils avaient un pétard dans chaque main.

— Halte ! dit l’un d’eux, avec un fort accent tudesque. N’avancez pas ! L’un de vous nous fera passer vos papiers.

Décidément, ça commençait bien ! Il était dit que Lyon ne me portait pas veine.

CHAPITRE 6

En tout cas, depuis l’aventure de Narbonne, je commençais aussi à me dire que les ponts non plus ne me portaient pas chance. J’avais intérêt, décidément, à éviter la flotte.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demandai-je. Alors, on ne peut plus aller prendre l’apéritif tranquillement ?

Le boche haussa les épaules. Il nous tenait toujours en respect avec son feu. Son compagnon s’approcha de nous et nous fouilla rapidement.

Celui-là, par malheur, n’avait rien de commun avec un enfant de Marie. Il savait ce qu’il voulait. Il me fit d’abord ouvrir ma canadienne et passa sa main sur mon veston. Lorsqu’il arriva à l’aisselle il tressaillit.

— Was ist das ?

« Das », c’était mon pétard. Il glissa sa grosse patte dans ma veste et en sortit mon feu.

— Ah ! ah ! ricana-t-il, terrorist ?

Il se tourna vers son compagnon d’un air triomphant. C’était la dernière des choses à faire, car l’attention de son chef, ou en tout cas du mec qui semblait l’être, fut un instant détournée. Je ne sais pas ce qui me prit, mais sans blague, j’étais fou de rage de m’être laissé coiffer si sottement. Je lui envoyai de toutes mes forces un terrible coup de pied dans les fesses. Il poussa un cri et se retourna en se fouillant.

Déjà, cependant, Bams, qui avait vu le coup et compris que ce n’était plus le moment de jouer avec son canif, avait eu le temps de tirer son flingue. Malheureusement, le boche qui nous braquait avait un peu d’avance sur nous. Il fit feu. Je vis, avant de recevoir en pleine figure le terrible coup de poing du type que j’avais botté, mon copain porter la main à son épaule et chanceler. Moi, je partis en arrière et fis connaissance avec le trottoir mouillé. J’eus un mal de chien à me relever.