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Ça me rappelait ce que je m’étais dit le matin même : l’essentiel c’était de ne pas se laisser enfermer. Tant qu’on était dehors ou en tout cas dans un bureau qui ne soit pas une forteresse, on avait des chances de laisser la veste dans les pattes de ceux qui vous retenaient et de se barrer à toutes jambes. Mais alors là, bernique ! c’est impossible de passer à travers les murs, surtout quand il y a une bande de troufions armés jusqu’aux dents, prêts à tirer sur n’importe qui pour n’importe quoi. Je connaissais trop la mentalité de ces gars-là, je les avais vus monter contre nous, au maquis. Au point de vue barbares, on ne fait pas mieux. Les Jivaros réducteurs de têtes sont des enfants sages à côté de ces canailles.

— Ce coup-ci, dis-je à Bams, les carottes sont cuites. On n’en sortira pas les mains aux poches, mon pauvre vieux.

— Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, répondit le Catalan, en grimaçant un sourire.

Les boches nous prirent chacun par un bras et nous entraînèrent. Nous passâmes une porte et grimpâmes un escalier large comme un boulevard, un de ces escaliers splendides, tout en marbre et en fer forgé, comme on n’en fait plus depuis des siècles. C’était dommage de voir un tel palais affecté à un tel service.

Au premier étage, un des flics poussa une porte et nous nous trouvâmes dans un immense bureau. Un jour blafard entrait à regret par deux longues fenêtres voilées de rideaux de mousseline.

Derrière une table d’acajou somptueuse, un vieux type chétif était installé. Les flics levèrent la main droite en un impeccable salut romain.

Le vieux type en fit autant. Il chercha sur son bureau un monocle qu’il vissa dans son orbite droite, puis nous considéra, Bams et moi, avec un sourire gentil. Il avait posé sur la table de longues mains blanches d’ecclésiastique et les frottait l’une contre l’autre avec onction. Il portait à la boutonnière un insigne rond représentant la croix gammée. Il avait l’air d’une momie réveillée en sursaut, avec son air cruel, beaucoup plus que l’allure d’un grand-papa gâteau.

— Messieurs… dit-il. D’un geste courtois il désigna deux sièges devant lui.

Sans doute tenait-il à cette réputation de correction que leur faisait la presse française. Mais en fait de correction, j’étais fixé, je les avais vus à l’œuvre et je savais à quoi m’en tenir.

Comme ce n’était pas la peine de jouer les grands seigneurs et de prendre un air méprisant, on accepta les sièges. D’ailleurs, toutes réflexions faites, je pensais que le flic français ne nous avait pas donné un si sale conseil que ça. Valait mieux faire l’imbécile, comme au régiment. On avait tout à gagner.

— Alors, dit-il, messieurs, que se passe-t-il ? On se promène armés, à présent ? Vous estimez que les rues de Lyon ne sont pas sûres ?

— Heu ! répondis-je, peu désireux de m’engager à fond.

— Évidemment, continua le chef de la Gestapo, qui savait jouer les andouilles mieux que nous encore, je ne dis pas que l’existence soit de tout repos, la ville regorge de terroristes. Ces bandits commettent mille crimes. Heureusement que l’armée allemande est là.

Il fit craquer ses jointures, se leva et s’approcha de nous. On aurait dit un piquet en marche. Il avait un pas mécanique d’automate.

— Voyez-vous, on dit pis que pendre de l’Occupation. Ceux qui disent cela sont aussi bien les ennemis de la France que les nôtres. Que pourrait faire votre petite armée d’armistice et votre pauvre police si la valeureuse armée allemande n’était pas là ?

Tout fier de cette période, il revint s’asseoir et nous considéra en silence.

— Que vouliez-vous faire de ces revolvers ? demanda-t-il soudain, d’une voix changée.

Je le regardai d’un air que je m’efforçai de rendre piteux et ne répondis pas.

— Allons, allons, dit-il en agitant la main avec impatience, que vouliez-vous en faire ?

— On est au chômage, répondis-je, faut bien vivre.

— On ne peut pas trouver de boulot, renchérit Bams.

— Qu’est-ce que vous faites, dans la vie ?

— Je suis garçon boucher. Alors vous pensez qu’avec les restrictions de viande…

— Et vous ?

— Représentant de commerce.

— En quoi ?

— En pâtes alimentaires.

Le boche fit la grimace comme si la seule évocation de cette nourriture l’écœurait profondément.

— Mais enfin, dit-il, il y a autre chose à faire, dans la vie, que de mettre son revolver sous le nez des gens pour leur demander le portefeuille.

— Bien sûr ! approuvai-je, voyant que ça mordait. Mais quoi ? D’ailleurs, nous, on a de gros besoins.

— Qui vous a procuré ces armes ?

— Un Espagnol.

— Quel Espagnol ?

— Un Espagnol que je ne connais pas. Je l’ai rencontré dans un bar, à Perpignan. Il prétendait qu’il repartait pour l’Espagne.

— Ouais ! Et vous ne savez pas comment il s’appelle, naturellement ?

— Naturellement.

Le vieux type attira à lui le revolver que les flics avaient posé sur son bureau. Il l’examina en silence.

— C’est une arme américaine, soupira-t-il, sans lever la tête. Comment diable pouvez-vous avoir une arme américaine ?

— Je n’en sais rien, répondis-je. Je n’ai pas demandé au type d’où il l’avait tirée.

Ce qui me faisait tout de même plaisir c’était de voir que la Gestapo était en plein cirage. Il nous prenait vraiment pour des truands. J’étais heureux de constater qu’il ne soupçonnait pas mes attaches avec les services secrets alliés. J’étais même épaté que cette idée ne lui soit pas déjà venue. Mais maintenant qu’il commençait, mon salaud, à réaliser qu’il avait devant lui un Colt, ça risquait de tourner mal.

— Mais vous saviez que c’était une arme américaine ?

— Hé non ! répondis-je, je n’en savais rien.

— Vous ne savez pas lire ?

— Pourquoi ?

Il m’adressa un sale sourire et, se penchant sur la table me montra du bout de l’ongle une inscription sur le canon : U.S A.

— Qu’est-ce que vous pensez que ça signifie, ceci, hein ?

Je haussai les épaules d’un air d’ignorance.

— Ça suffit comme ça, dit le vieux, en claquant la table de la paume de la main. Qui vous a donné ces armes ?

— Un Espagnol.

— Oui, je sais, vous me l’avez déjà dit. Vous ne voulez pas être franc ?

— Mais je suis franc !

Le vieux flic se leva d’un bond, fit le tour de la table et me balança une de ces claques dont un gosse aurait pleuré.

Ma tête partit en arrière et heurta le dossier du fauteuil.

— Schwein französischen !

— Emmenez-les, ordonna-t-il à mes gardes du corps. Je ne veux vous revoir que lorsqu’ils auront parlé.

Les autres acolytes nous relevèrent de force et nous entraînèrent dans une pièce voisine en nous poussant devant eux à coups de pied.

Ça ne faisait que commencer.

CHAPITRE 7

C’était une grande pièce nue, blanchie à la chaux, avec une haute fenêtre mince comme une meurtrière. Elle était vide, sauf deux chaises et un fauteuil. C’était le paradis du passage à tabac.

Ça, on peut pas dire, les Allemands, pour être corrects, ils étaient corrects. Après nous avoir introduits à coups de pied quelque part dans cette pièce maudite, ils s’aperçurent enfin que Bams était blessé. Ils le firent aussitôt asseoir dans le grand fauteuil et appelèrent un autre individu qui faisait office d’infirmier ou de docteur pour soigner mon copain.