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Bams quitta son veston et sa chemise et tendit son bras à l’examen du type. On commençait presque à se rassurer. Du moment qu’il y avait quelqu’un pour nous soigner, c’est que ça commençait à s’arranger. On ne remet pas sur pied un type qu’on a l’intention d’assassiner.

Du reste qu’avaient-ils exactement à nous reprocher ? Un port d’arme. J’avais la conviction qu’ils ne savaient rien de nous et qu’en tout cas, ils ne disposaient d’aucune preuve.

Le docteur se pencha sur le bras de Bams et commença à l’examiner et à le tâter. Il se releva presque aussitôt et dit quelques mots, en allemand, aux Chleuhs qui nous entouraient. Puis il sortit d’une sacoche du coton et du soluchrome et nettoya la plaie du Catalan.

— Ce n’est rien, traduisit un des flics. Le docteur dit que la balle n’a fait que traverser le bras. Il n’y a pas d’hémorragie. C’est une égratignure.

Drôle d’égratignure ! Le projectile avait traversé le muscle de Bams en séton. Il était entré d’un côté et, effectivement, de l’autre côté, on voyait l’endroit où il était sorti. Mais quand même, ça ne faisait pas beau à voir.

Pendant que le toubib nettoyait la plaie, je me tournai vers la fenêtre. Elle était ouverte mais défendue par des barreaux. Des flocons de brouillard entraient dans la pièce, mais des flocons d’un brouillard tiède qui, malgré tout, sentait l’hiver.

Quand je me retournai, le docteur refermait sa trousse et gagnait la porte. Mon copain était encore assis sur son fauteuil et tenait toujours son bras, enveloppé d’une énorme couche de coton. Il avait aux lèvres un sourire mauvais.

Pour la première fois, je m’attardai à considérer les gueules qui nous entouraient. Ils étaient six, quatre costauds, mais vraiment des costauds, genre armoire à glace, et un gringalet d’un blond queue de vache, au regard fuyant. Il avait un visage qui ressemblait à un museau de renard avec quelque chose de plus cruel et de moins malin. C’était lui qui donnait les ordres. Il était le chef de cette bande de brutes. Quand il se déplaçait, il avait une démarche efféminée. On aurait dit une pédale à la recherche d’un client. Et avec ça habillé, monsieur ! comme un arbitre des élégances.

Il s’approcha de Bams et se pencha sur lui. Le Catalan recula un peu.

— C’est ma tête qui ne vous plaît pas ? ricana le boche, dans un français impeccable.

— J’en ai vu d’autres, répliqua Bams, sans se démonter, et des plus moches. C’est votre parfum.

Le boche se redressa et prit une attitude hautaine qui lui allait comme des savates à une jument. Il avait une échine trop souple, ce mec-là, pour garder longtemps la position.

D’une voix sèche, il dit quelques mots en allemand. Les malabars saisirent Bams par les aisselles et le mirent debout. C’est le zazou qui prit sa place dans le fauteuil. De la pochette de son veston, il tira un long cigare qu’il alluma posément. Il souffla la première bouffée dans le nez de mon copain qui ne battit même pas des paupières. Ce n’était pas la fumée du tabac qui pouvait le déranger.

— Pourquoi aviez-vous une arme américaine sur vous ? demanda-t-il enfin.

— Qui vous a dit que j’avais une arme américaine ?

— Celle de votre ami venait des U.S.A. Je suppose que la vôtre…

— Je connais rien aux pétards. J’ai jamais su la marque du mien.

Le regard du flic se glaça.

— Je vous défends de m’interrompre.

— Je suis mal élevé. J’ai jamais été à l’école.

— Qu’est-ce que vous faites, dans la vie ?

— Je l’ai déjà dit. Je suis garçon boucher.

— Vous avez fait la guerre ?

— Un peu.

— Dans quelle arme ?

— Dans les corps francs.

— Ah ! ah ! dans les corps francs !

L’Allemand dit quelques mots à ses compagnons. C’était le plus empoisonnant. Allez vous arranger avec des gens qui ne parlent pas la même langue que vous et qui sont déterminés à vous empoisonner la vie sous prétexte qu’ils ont trouvé sur vous un misérable petit revolver !

— J’ai connu les corps francs, reprit enfin le Frizé en considérant ses ongles comme s’ils présentaient soudain un intérêt considérable. C’étaient des groupements d’assassins militaires.

— On a pris modèle sur les mecs d’en face, rétorqua Bams, c’est eux qui nous ont donné des leçons.

— De qui voulez-vous parler ?

— Des SS.

Le visage du flic tourna à l’aubergine à demi-mûre. Il se contint cependant, et ne reprit la parole qu’au bout de quelques instants en considérant ses ongles faits avec encore plus de sollicitude.

— Pourquoi étiez-vous armés ?

— On vous l’a dit. On est des braqueurs, nous autres, des mauvais garçons, des droit-commun.

— Je vois… Gangsters.

— Vous parlez américain ? ricana Bams.

Le flic fit un signe. Ses gardes du corps bondirent sur Bams. Et la bagarre commença.

Je n’aurais jamais cru que mon pauvre copain, avec une châtaigne dans le gras du bras, soit capable de se défendre aussi bien. Il encaissa le premier jeton et partit en titubant parce qu’il ne s’y attendait pas. Mais quand le deuxième cogne s’approcha pour le cravater, il lui fit un coup de boxe française qu’un professionnel eût apprécié. Malheureusement, il frappa plus haut qu’il ne l’avait espéré. Le Chleuh reçut la savate dans l’estomac. Ça lui coupa quand même la respiration pour un moment.

Mais les deux autres arrivèrent sur lui comme un raz-de-marée et mon copain disparut sous leur mêlée.

Le quatrième acolyte m’avait pris le poignet et le tordait pour m’empêcher d’intervenir.

Au début, je n’en avais pas envie, pensant qu’il s’agirait d’un passage à tabac classique et sans beaucoup de brutalité. Les soins que le toubib avait donnés à Bams m’incitaient à l’indulgence.

Mais cette crapule tordait mon bras de telle façon que j’étais obligé de le garder dans mon dos. Et tout à coup, dans un éclair, je vis apparaître la tête de Bams. Son arcade sourcilière était fendue et il saignait du nez abondamment. En même temps, dans une sorte d’hallucination extrêmement précise, je revis le cadavre de Jimmy, sur le quai Saint-Paul, sa pauvre dépouille ensanglantée… C’étaient peut-être ces mêmes types qui nous torturaient aujourd’hui qui l’avaient descendu, il y avait près d’un an, maintenant.

Alors je me sentis envahi d’une rage énorme, une rage qui décuplait mes forces, qui me lançait à corps perdu dans la bagarre, sans savoir comment elle se terminerait. Ou plutôt je n’en doutais pas. Je savais que j’avais perdu d’avance. Mais j’éprouvais le besoin cruel de faire payer ma défaite à quelqu’un de ces salauds. Comme dans les boutiques : « Pour toute commande on est prié de verser des arrhes ».

Instinctivement, mes quelques souvenirs de judo reprirent le dessus. Je me penchai brusquement en avant en crispant ma main sur la poigne d’acier qui tenait mon poignet.

Je n’ai jamais compris par quel phénomène physique on peut ainsi balancer à trois ou quatre mètres un type plus costaud que vous ou dont le poids, en tout cas, est bien supérieur au vôtre. Mais cette règle n’eut pas d’exception. Le flic, voyant qu’il quittait le sol, s’empressa de lâcher mon poignet. Il poussa un sourd juron et partit à travers les airs pour atterrir, comme un fait exprès, au cœur même de la bagarre.

Une telle masse qui arrive de deux ou trois mètres à toute allure, à travers les airs, sur un groupe de gens debout fait obligatoirement beaucoup de ravages. Mon Chleuh ne manqua pas de faire les siens. Il agit sur ses trois copains comme les boulets enchaînés agissaient sur les mâts des navires. Il faucha tout.