Malheureusement, c’est encore Bams qui paya la casse car tout le monde s’écroula sur lui.
À voir la taille de ces crapules, qui pesaient bien chacun leurs quatre-vingt-dix kilos, je calculai qu’il devait avoir maintenant sur le ventre le poids gentil de sept cents livres. Il devait être là-dessous plat comme une sole.
Et tout ça naturellement, gueulait en chleuh, m’envoyait au diable, moi, tous les französiches et tous les terroristes.
Il était temps de se parer. Maintenant, le combat allait changer d’aspect. Ils allaient tous se relever, abandonner Bams et me sauter dessus.
L’affaire, cependant, avait été si rapide que le chef de ces flics pourris n’avait pas eu le temps de se relever de son fauteuil. Il se promettait sans doute un spectacle tragique gratuit, quelque chose comme le Grand Guignol, mais en réel. Eh bien ! il allait participer au spectacle, et en temps qu’acteur.
Les autres n’avaient pas encore saisi ce qui leur arrivait que déjà j’étais sur l’homme aux cheveux jaunes. Je l’arrachai du fauteuil, comme tout à l’heure ses copains avaient fait de Bams. Je le lançai en l’air, le retournai et lui envoyai mon poing fermé entre les deux yeux, de toutes mes forces. Puis je le pris par la cravate, et m’en fis un bouclier avec lequel je réussis à gagner le fond de la pièce et à m’adosser au mur.
Il était temps. Les gladiateurs étaient debout et marchaient vers moi avec un air qui ne devait pas être celui qu’ils arboraient au mariage de leur sœur.
— Halte ! criai-je, car je savais que ça, du moins, ils le comprenaient.
Ils hésitèrent et j’en profitais pour dire à mon prisonnier :
— Si tu tiens à ta peau, tête de piaf, dis-leur de ne pas broncher et de foutre également la paix à mon copain, sinon je te déchire en deux comme un journal de la veille.
Je n’ai jamais vu un type trembler si fort. On aurait dit qu’il avait un vibreur à la place de l’estomac. En outre, il se tenait mal sur ses jambes. Mon caramel entre les deux cocards l’avait drôlement sonné. C’est incroyable ce que le danger rend intelligent. Bien que je ne parle pas un français académique et en tout cas pas celui qu’on lui avait appris dans son université d’arsouilles, il savait parfaitement à quoi s’en tenir. Il avait compris qu’il valait mieux arrêter les frais.
C’est sans doute ce qu’il expliqua à ses acolytes, car ils ne firent pas un pas de plus. Ils s’écartèrent au contraire les uns des autres. Ils étaient malades de colère rentrée. Ils serraient les poings et me regardaient avec des yeux de fusilleurs. L’un d’eux avait le visage assez abîmé et l’autre se tenait le ventre.
Je suppose que c’était là le travail de Bams. Lui, en tout cas, le pauvre Bams, il était bien arrangé. Il était écroulé contre le mur d’en face, les vêtements arrachés. Son visage n’était plus qu’une plaie. On aurait dit un fromage de Hollande. Il respirait difficilement et il y avait de quoi. Il eut quand même la force de me faire un petit sourire imperceptible et de cligner de l’œil.
De toute manière, notre situation n’était pas brillante. Elle ne pouvait pas durer indéfiniment. Sitôt que je relâcherais le flic allemand qui me servait de couverture, les autres assassins se précipiteraient sur moi et sur Bams, et ce serait pire qu’avant.
Je m’étonnais même qu’ils n’aient pas reçu de renforts. Mais je suppose que le vacarme qu’avait produit la bagarre était normal et n’épouvantait pas les commensaux de l’immeuble. Ils devaient croire, et c’était logique, que c’étaient leurs copains qui avaient le dessus.
D’ailleurs, le dessus, ils l’avaient de toute manière. Ce que j’avais obtenu n’était qu’un armistice.
En regardant autour de moi, pourtant sans prêter attention, car, dans ces moments-là on n’attache pas beaucoup d’importance aux détails extérieurs mais l’esprit les enregistre automatiquement, je remarquai que sur les murs il y avait des traces de sang. Un sang qui n’était pas le nôtre. J’en conclus que nous n’étions pas les premiers à avoir les honneurs de la valse dans ce bal gratuit. Et ça n’avait rien de surprenant.
— Vous êtes un homme, je crois, jusqu’à preuve du contraire, dis-je à l’espèce de tante que je tenais serrée contre moi.
— Ya, bégaya-t-il. Il en avait oublié même le français.
— Et aussi un soldat.
Il hocha affirmativement la tête.
— Vous allez me donner votre parole d’homme et de soldat que vous ne vous livrerez plus à des voies de fait sur aucun de nous et je vous relâche. Que diable, on peut causer sans être obligés d’en venir à une savonnée !
— Je vous donne ma parole.
Et il ne mentait pas, la vache ! Mais il était comme ces musulmans qui jurent sur le Coran en levant le pied.
Je le libérai aussitôt.
Il dit quelques mots aux autres et ils sortirent tous, nous enfermant à clef dans la pièce.
J’allai aider Bams à se relever et à gagner le fauteuil dans lequel il se laissa tomber en gémissant.
— Tu n’as rien de cassé ? demandai-je.
— Non, souffla-t-il après s’être palpé. Mais quelle danse, Seigneur ! J’ai déjà été passé à tabac, mais jamais comme ça. J’ai cru qu’ils allaient me tuer. Surtout au dernier coup, quand ils me sont tous tombés dessus de tout leur poids, j’ai eu l’impression que c’était l’Himalaya qui me descendait sur le bide. J’étouffais, je ne pouvais plus respirer. Heureusement qu’ils se sont relevés tout de suite. Je me demande comment nous allons nous sortir de là ?
— Moi aussi. J’ai l’impression que la partie est mal engagée.
— Tu penses que…
Je le pris par le col du veston, le secouai. Il leva les yeux vers moi et je clignai de l’œil. Ce n’était pas une raison parce que nous étions seuls qu’il fallait échanger des idées. Je connaissais le coup du microphone. Il y en avait peut-être cinq ou six de rassemblés dans cette pièce, il suffisait de dire quelques mots sous prétexte qu’on se croyait seul et on était marron.
Pour l’instant, c’était clair, ils ne savaient rien de notre activité réelle, sinon, d’abord ils ne nous auraient peut-être pas dérouillés et s’ils l’avaient fait, ils nous en auraient parlé. Non, ils nous avaient crevés par miracle.
Avec mon mouchoir, j’essuyai le sang qui ruisselait toujours sur le pauvre visage de Bams. Mon mouchoir, d’ailleurs, ne fut pas suffisant, il me fallut faire appel à ma pochette, celle que Consuelo m’avait donnée en souvenir d’elle, quand j’avais quitté le maquis.
À cet instant, j’eus un moment de découragement et de regret. Dans quelle sauce avais-je encore entraîné ce malheureux Bams. Je finirais par croire sérieusement que j’étais un oiseau de malheur.
J’avais déjà eu cette impression, l’an dernier, dans un sale moment de cafard, cette affreuse impression de semer la poisse autour de moi. Hermine d’abord. Sans moi, elle n’aurait jamais connu Meister et elle serait vivante à l’heure qu’il est. Et Jimmy, qui m’avait suivi dans ma fuite, et Consuelo que j’avais mouillée dans cette histoire du chef de la milice de Perpignan. Il me semblait qu’autour de moi les têtes tombaient automatiquement comme si j’avais été l’ange de la destruction. Le monsieur qui passe et tout, autour de lui, s’effondre.
Il y avait là en enchaînement de faits assez catastrophiques, mais pourtant je n’étais pas le premier clandestin qui a plus de veine que ses copains. Et quant à Hermine, laissez-moi rire, si ça n’avait pas été Meister, ça aurait été un autre. C’est une fille qui avait le vice ancré dans la peau, fallait qu’elle fasse quelqu’un cocu, je m’en rendais compte à présent. Elle ne m’avait pas trompé uniquement parce que j’étais son amant. Elle aurait eu un autre type, à ma place, elle l’aurait trompé quand même. C’était une salope, voilà ce que c’était.