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Sitôt que j’eus formulé cette pensée je me mis à la regretter. Non ce n’était pas une salope, elle avait quand même été bonne fille avec moi, elle m’avait donné de grandes joies, tant physiques que sentimentales. Alors ? Alors, c’était la faute à l’époque, à la guerre, à l’inquiétude, c’était l’anarchie qui entrait dans les mœurs. Suffisait de regarder autour de soi pour piger tout de suite que les gens réputés les mieux équilibrés n’étaient plus tout à fait normaux. On vivait une époque de fous où la plupart des gens étaient des dingues. Toutes les valeurs étaient tellement renversées qu’on avait l’impression de marcher sur la tête. Et ce n’était pas une métaphore. En d’autres temps, Hermine aurait été une fille comme les autres, sentimentale, affectueuse, le genre de poupées qui chiaient quand elles écoutent Tino Rossi et qui sont fidèles à leur mâle.

J’oubliais qu’une chose, c’est que je l’avais ramassée sur le Sébasto…

— À quoi penses-tu ? demanda Bams, qui n’avait pas encore repris son souffle. Tu as l’air contracté comme si tu avais des coliques.

— Je pensais à des trucs, répondis-je, embarrassé, à des trucs d’autrefois.

Et je me remis à lui essuyer le visage. Cette saloperie d’arcade sourcilière continuait à pisser.

Presque aussitôt la porte s’ouvrit dans un vacarme, et cette fois c’est huit types qui entrèrent, tous pas aussi costauds que les précédents, mais quand même pas des rachitiques. Ils refermèrent la porte à clef derrière eux et s’avancèrent vers nous.

J’avais compris, pas besoin d’un cours de Sorbonne pour entraver le système. Le petit pédéraste avait tenu parole. Il avait suspendu les hostilités, lui et ses hommes, et il était fidèle à son serment, seulement ceux-ci n’avaient rien juré du tout, ils étaient libres de faire de nous ce qui leur plairait. Et eux, on ne leur extorquerait pas une promesse aussi facilement qu’aux autres, ça se voyait tout de suite.

Ce coup-ci, ce n’est pas à Bams, qu’ils en avaient, c’est à moi. Ils laissèrent mon copain dans son fauteuil, estimant, sans doute, qu’il était assez amoché comme ça, et me bondirent tous dessus.

À partir de cet instant, je ne me souviens plus de rien. Un voile de sang passe sur mes yeux. Je me bats de toutes mes forces, à coups de poing, à coups de pied, mais je dérouille de tous les côtés, il me semble que ma tête va éclater, que je n’ai plus de côtes et je ne me tiens debout que par un miracle de volonté.

Ils arrêtèrent leur démonstration lorsqu’ils virent que j’avais compris. Je restai debout au milieu d’eux, planté comme un piquet, titubant, aphone, sourd, abruti de coups.

Je ne repris l’usage de mes oreilles que lorsque je me retrouvai dans la pièce voisine, assis sur un fauteuil devant le vieillard vicieux qui nous avait d’abord interrogés.

— Nous allons mettre fin à vos souffrances, dit cette crapule avec un sourire narquois. Nous allons vous fusiller dans quelques instants, comme otages. D’ailleurs, la loi internationale nous y autorise. Vous avez été pris en territoire occupé les armes à la main. Vous avez une heure pour vous préparer à mourir.

CHAPITRE 8

Recuits, plus frits que de la friture de Saône, qu’on était. Mais j’étais tellement abruti par la bastonnade qui avait précédé cette décourageante nouvelle que je ne réagissais même plus. J’en étais arrivé à ce point de me ficher de tout, mais alors d’une manière totale. Je n’avais plus aucun ressort. Il me semblait que mon corps était aussi brisé que s’il était passé sous un laminoir.

On allait être fusillés ? Et après ? Ce mot ne me disait plus grand-chose. Mon abrutissement, qui confinait l’inconscience, me rapprochait si bien de la mort que je n’étais pas épouvanté par elle, j’étais en quelque sorte dans son antichambre.

Seulement, Bams, à qui on avait donné le temps de récupérer, n’était pas, lui, aussi résigné que moi.

— Et c’est pour un malheureux petit port d’arme que vous allez nous flanquer douze balles dans la peau ? dit-il.

— C’est la guerre, répondit l’autre. Rien ne me prouve que vous ne soyez pas des espions.

— Rien ne vous prouve non plus que nous le soyons.

Le petit vieillard haussa les épaules.

— Moi, dit-il gentiment, ça m’est bien égal.

Parbleu, comment qu’il s’en foutait, la vache ! Ce n’est pas lui qui allait monter au poteau.

— J’ai fait mon rapport au général commandant la place. Il va envoyer des hommes vous chercher.

— Merci pour l’escorte, fit Bams, trop d’honneur.

Le chef de la Gestapo fit claquer ses doigts. Les malabars se saisirent de nous et nous entraînèrent dans une pièce diamétralement opposée à celle destinée aux passages à tabac.

Elle était encore plus nue que cette dernière dans ce sens qu’il n’y avait strictement rien, pas même une chaise ni un banc. Les murs étaient crépis de jaune sale, comme ceux de la Santé, et il n’y avait pas la moindre fenêtre. Cette cellule, ou plutôt ce « mitard », ne s’aérait que lorsqu’on ouvrait la porte. Ce qui fait, naturellement, qu’elle sentait abominablement mauvais. Elle fleurait la triste humanité, la fumée froide et le sang.

Car ici, comme dans le gymnase, il y avait sur le sol de larges plaques sombres. D’autres avaient subi, avant nous, un sort semblable au nôtre et on les avait ensuite transportés ici avant de les expédier le diable seul sait où, soit en Allemagne, soit à la fusillade.

Mes sens à vif rendaient mes impressions plus aiguës. Je les percevais parfaitement sans toutefois leur attribuer d’importance. En moi, c’étaient les centres nerveux qui étaient à plat. J’étais vidé comme une gourde. Je m’assis sur le sol, le dos au mur, en passant sur mon visage une main fiévreuse.

Bams entra derrière moi et la porte se referma après lui.

Mon copain, lui, avait presque entièrement récupéré sa forme, ou peut-être était-ce l’énervement, il se mit à tourner dans la cage, à grand pas, comme un fauve enfermé.

Au plafond, une ampoule trop haut placée dispensait une lumière jaune, insuffisante, sinistre.

Peu à peu, cependant, je reprenais mes esprits.

— Ah ! dis-je soudain, arrête un peu ta promenade, tu me colles le vertige.

— Laisse-moi au moins en profiter, répliqua mon pote, c’est la dernière que je fais ici bas. La prochaine, je la ferai chez Satan, bras dessus, bras dessous avec le diable.

Je ne répondis pas et baissai la tête. Tout cela était bien de ma faute.

— Quelle heure peut-il être ?

Comme si ça avait un intérêt, au point où nous en étions ! Mais c’est marrant, j’ai souvent remarqué ça, comme les détenus s’intéressent au fractionnement du temps alors que pour eux il a si peu d’importance.

— J’en sais rien, répondis-je, ces vaches-là, quand ils m’ont sauté dessus, ils m’ont cassé ma montre. Elle a les tripes au soleil.

Je la sortis de ma poche, tout écrabouillée, et je la balançai dans un coin de la salle.

— Quand je pense, s’indigna Bams, qu’ils vont nous liquider pour un truc aussi insignifiant. Alors, qu’est-ce que ça aurait été, si on avait été des espions ou des parachutistes !

J’avais compris qu’il jouait à tromper les types qui pouvaient, le cas échéant, nous écouter à l’aide de microphones. J’entrai naturellement de plain-pied dans la combine. Allons, mon vieux Bams commençait à s’habituer à la vie secrète. Mais c’est un mec qui s’y était pris à contre-temps toute sa vie et, comme toujours, une fois de plus, il s’acclimatait maintenant que c’était trop tard et que les pommes étaient cuites.