— Tu crois qu’ils ont dit ça pour nous effrayer ? demanda-t-il. Tu crois qu’ils vont nous fusiller pour de bon ?
— Le contraire m’étonnerait. Ce ne sont pas des gars à reculer devant une telle décision, tu sais comment ils sont : les ordres, les ordres. En outre, on représente, toi et moi, si peu d’importance qu’ils ne prendront pas la peine d’être indulgents. N’oublie pas qu’on est de pauvres petits truands sans relation.
Il fallait se faire humble !
— Si encore on pouvait casser cette porte et fiche le camp d’ici ! continua Bams, en se penchant.
Il remonta son pantalon comme s’il voulait arranger son support-chaussette et, avec un clin d’œil, me montra le manche noir et luisant du couteau catalan que les Chleuhs avaient omis de lui enlever. J’avais compris ce que ça signifiait. Il me demandait conseil.
— Même pas, répondis-je. On tomberait en plein dans le bureau du chef. À part faire un trou dans le mur…
— Je n’ai pas envie de mourir fusillé, dit Bams. Ce sont des choses que je n’aime pas.
— Tu crois que j’aime ça, moi ?
Bams cligna à nouveau de l’œil et fit le geste, du tranchant de la main, de se scier les veines du poignet.
— Mais je préfère ça encore à la guillotine, répondis-je, en lui retournant son clin d’œil pour bien lui montrer que j’avais pigé. L’acier tranchant, brrr !
— Après tout, tu as peut-être raison, conclut mon copain.
Je ne trouvais rien de si idiot, en effet, que le suicide. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Le nôtre était bien maigre, c’est vrai, mais c’était un espoir quand même. Il ne fallait pas défier le destin et gaspiller les dernières gouttes de vie que nous avions encore à boire. On ne sait jamais, on a vu des choses si extraordinaires ! On pouvait apprendre d’une minute à l’autre, par exemple, que la guerre était finie, que c’était la fin du monde ou que les Amerlocks venaient de débarquer sur la plage de Palavas et seraient là dans cinq minutes. Faut jamais se tuer. Vaut mieux encore se laisser assassiner. D’abord, de cette manière, on devient une espèce de héros.
— Vivement qu’on en finisse, gémit Bams. Y a rien de désastreux comme d’attendre qu’on vienne vous chercher : par ici, messieurs, pour le grand voyage. Tu as des cigarettes, toi ?
Je lui tendis mon paquet. Il prit une pipe et l’alluma. Il ne tremblait pas, il était impassible. La flamme de l’allumette accentuait son visage mâle, ses traits burinés. Je me sentis saisi d’une grande amitié pour ce copain qui allait passer à la casserole à mes côtés.
Je l’aimais déjà beaucoup, Bams, mais ce coup-ci, ce sentiment d’amitié fut presque doublé.
— Mon pauvre vieux ! dis-je, si je ne t’avais pas proposé ce braquage, nous n’en serions pas là. Je t’ai entraîné dans une sale histoire.
— T’en fais pas pour ça, répondit-il en s’asseyant par terre à côté de moi et en soufflant la fumée par le nez, j’étais si fauché qu’il fallait bien que j’arrive à faire un mauvais coup. Et puis j’avais quelques comptes à régler, moi aussi.
L’atmosphère de cette pièce sinistre devenait suffocante. Je ne savais plus depuis combien de temps nous étions enfermés. Peut-être trois heures comme trente minutes.
Au plafond, la fumée de nos cigarettes, qui tournait en volutes autour de l’ampoule, dessinait des monstres, matérialisait des larves menaçantes.
On avait essayé, à deux ou trois reprises, de coller notre oreille à la porte, mais le panneau était très épais et on n’entendait rien qu’un vague murmure, parfois interrompu par une exclamation rauque ou un bruit de pas.
Quant à savoir ce qui se goupillait, c’était midi.
Bams, précisément, était en train de gaffer ce qu’il pouvait gaffer des bruits de la vie extérieure lorsqu’il fit un bond en arrière. La clef tournait dans la serrure.
Deux types se tinrent debout sur le seuil. Ils avaient à la main un encrier, du papier, des porte-plume et des enveloppes. Tout ce qu’il fallait pour écrire, quoi.
— On vous laisse le droit, dit l’un d’eux, avec un accent tout ce qu’il y avait de plus boche, d’écrire une lettre à votre famille. Une lettre pour chacun, pas plus.
Il jeta le papier devant nous et referma la porte.
Nous nous regardâmes, Bams et moi, et fîmes la grimace.
— Ça n’a pas l’air de s’arranger, dit Bams.
— J’en ai peur, répondis-je. Cette lettre d’adieu ne me dit rien qui vaille. J’ai l’impression que cette vieille carne de chef avait raison. Ce n’était pas un coup de bluff.
En effet, avec l’optimisme que j’ai parfois, j’avais pensé à un piège de la Gestapo. Peut-être voulaient-ils nous faire croire qu’ils allaient nous fusiller pour que, sous le coup de la terreur, nous racontions nos salades et balancions nos copains. C’était une manœuvre classique. Lorsqu’on veut faire parler quelqu’un on le menace de mort. Y a rien de tel. Enfin, ça dépend aussi avec qui on tombe. Je connais des gars qui, la tête sous le couperet, ne diraient pas ce qu’ils ne veulent pas dire.
Ça avait été le cas de Mordefroy. C’était pourtant pas grand-chose, Mordefroy. Un petit vieux qui ressemblait plutôt à un professeur retraité qu’à un agent secret. Hé bien il n’avait pas pipé mot. Ils lui avaient fait les pires misères, les pires vacheries. Il avait subi les tortures les plus raffinées. Bonsoir. Bouche cousue. Vous avez le bonjour d’Alfred. Et nous, on se serait dégonflés ? Des hommes comme nous ? Sans blague !
Nous, en somme, on s’en était tirés avec un passage à tabac, un passage à tabac gratiné, d’accord, mais rien d’autre que ça. Alors, on n’avait pas trop à se plaindre. On allait y passer ? Tant pis. Après tout, je n’étais pas mécontent de moi. J’avais fait ma part de boulot et avant que ces salauds aient ma peau, j’avais eu celle de quelques-uns d’entre eux.
La pensée de Mordefroy complètement esquinté par ces crapules me donnait du courage. Je me disais qu’il n’était pas le seul brave type à avoir subi ce sort. Y en avait d’autres, Jimmy, notamment. Ces boches, à qui on n’avait rien demandé et qui étaient là, au milieu de nous, et qui faisaient la loi dans un pays où ils n’avaient rien à foutre, ça me mettait hors de moi. Et ils fusillaient des gens, comme ça, sous prétexte qu’ils ne pensaient pas tout à fait comme eux, ou qu’ils n’étaient pas de la même race de pourris. Sans parler de ceux qu’ils bousillaient pour rien, pour le plaisir, je veux dire les otages.
On allait donc subir le sort de tous ces gens. Il me semblait que cela me redressait, me relevait, me situait sur un plan plus élevé.
Au maquis de Sournia, lorsque nous avions fusillé le gendarme, j’avais ressenti la même impression. Je n’étais plus Maurice Debar, braqueur, droit-commun, je devenais Maurice Debar, citoyen français, exactement comme lorsque j’étais au casse-pipe, devant Forbach, en quarante. La mort m’anoblirait.
Je me retournai vers Bams.
— Tu n’écris pas ?
— À qui veux-tu que j’écrive ? J’ai personne. Je n’ai plus de famille, plus de fiancée. Nulle part personne ne m’attend. Si la Kommandantur publie un communiqué, peut-être qu’il tombera dans les pattes d’un copain ou deux qui diront : Merde ! Bams a été fusillé. Après quoi ils iront prendre un verre.
— Mais enfin, tu as bien des parents, des cousins ?
— Oui, j’ai un vague cousin, quelque part, du côté d’Amélie-les-Bains. Mais tu sais, il y a des amis avec lesquels on est plus parents qu’avec des cousins. Mais moi, je n’ai personne. Je te le dis, je peux disparaître, personne ne s’inquiétera de moi.
— Moi, question de famille, je suis aussi démuni que toi. La seule personne à laquelle je pourrais écrire, c’est Consuelo. Pourtant ce n’est pas à elle que je vais envoyer cette dernière lettre, c’est à la mère de Jimmy. Je lui dois bien ça. Je lui demanderai simplement d’avertir Consuelo.