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— Tu n’as pas l’air d’être tellement mordu pour cette poupée qu’à un pareil moment tu ne penses pas à elle ?

— Si, si, je l’aime bien. Mais je vais rejoindre quelqu’un que j’ai aimé beaucoup plus que ça. Que j’aime encore, au fond de moi-même, pour ne rien te cacher.

— Qui ça ?

— Hermine.

Bams haussa les épaules et ne répondit pas.

— Tiens, dit-il soudain, je vais écrire à mon percepteur, je lui dois vingt sacs, il va être content tout plein.

Je pris une plume, je m’allongeai à plat-ventre sur le sol et je me mis à écrire.

« Madame,

« Vous ne me connaissez pas. J’étais un ami de Jimmy qui est mort l’an dernier. Je vous écris pour vous annoncer, en souvenir de lui, une nouvelle fort triste pour moi. Je vais être fusillé tout à l’heure. Vous comprendrez pourquoi je vous l’annonce d’abord à vous, qui ne me connaissez pas. Mais vous étiez la maman de mon meilleur ami.

« Je voudrais que vous en fassiez part à Mlle Consuelo Raphaël, poste restante, Molitg-Village (Pyrénées-Orientales). »

Suivaient les salutations distinguées classiques et l’adieu éternel.

Puis je mis l’adresse et repris ma position assise.

Bams se redressa à son tour. Il souriait.

— Qu’est-ce que tu as à te marrer ? grommelai-je.

Ce petit mot d’adieu m’avait fait froid dans le dos. Il m’avait collé le bourdon. Car c’est égal, j’avais à peine trente-cinq ans et la vie était encore belle, même sous l’Occupation.

— Mon percepteur était une sale vache. Il m’a fait les pires embêtements, je me demande la gueule qu’il va faire quand il va apprendre que je suis mort.

— Il ne va pas le croire.

— Il en est bien capable. Il est foutu de me faire un procès.

Des heures passèrent encore, des heures atroces, élastiques comme du chewing-gum. On n’en voyait jamais le bout. Il n’y avait rien d’atroce comme cette attente.

En outre, j’étais rompu de fatigue. On avait eu, depuis Narbonne et Perpignan, un voyage éreintant, on n’avait pas eu un instant de sommeil et pour finir, en arrivant à Lyon, au moment où il était enfin question de roupiller un peu, voilà qu’on tombe sur ces acrobates qui nous mettent la tête comme du foie d’oie et parlent de nous fusiller.

Mais enfin, le repos, on l’aurait bientôt, définitif, celui-là. C’était ça qui me gênait, précisément. Mais j’étais tellement fatigué que j’en arrivais presque à le souhaiter.

On finit par n’avoir même plus la force de causer, Bams et moi, tellement qu’on était crevés. En outre, pour couronner le tout, l’air devenait vraiment irrespirable. On avait fini les deux paquets de cigarettes que j’avais sur moi lorsque la porte s’ouvrit sur un des malabars qui nous avaient matraqués.

— Raus ! fit-il en nous indiquant le bureau.

Nous nous levâmes.

Derrière lui se tenaient huit soldats allemands et un feldwebel, l’arme à la bretelle.

— Ce coup-ci… murmura Bams.

Je le regardai, dans la lumière crue qui venait du bureau. Il serrait les mâchoires et avait légèrement pâli, sous son teint basané. Quant à moi, je ressentis vraiment la peur pour la première fois depuis notre arrestation. Quand on vous annonce froidement qu’on va vous exécuter et que vous vous trouvez nez à nez, après une nuit abominable, avec le peloton chargé de votre lessivage, il est impossible de n’avoir pas un mouvement de recul. C’est l’instinct animal de la conservation.

— Vous avez écrit vos lettres ? demanda le civil.

Nous lui tendîmes nos pauvres missives. Ouvertes, bien entendu, la censure n’ayant pas été inventée pour les chiens et ces gens-là étant plus censureurs que n’importe qui au monde.

Le malabar s’écarta. Sur la table, il y avait une bouteille de cognac et deux verres. Mais alors pas des verres à liqueur, des grands verres costauds, des demis. Plus un paquet de gauloises. Allons ! les Allemands étaient des mecs bien, ils faisaient pas mal les choses !

— Tu vas boire de ce truc-là, toi ? demandai-je à Bams.

— Pourquoi pas ? Je suis frigo, ça me réchauffera.

— Mais c’est peut-être drogué.

— Qu’est-ce que ça fout ? Au point où on en est !

Le type de la Gestapo avait entendu ma réflexion.

— Non monsieur, dit-il, toujours avec son accent mâtiné cochon d’Inde, « la » cognac, « elle » pas « troquée » !

Après tout ! La première chose que je fis, je sautai sur les cigarettes, malgré la gueule de bois que j’avais d’avoir fumé toute la nuit, c’est encore ça qui me manquait le plus. Puis je me collai un grand verre de cognac. C’était du vrai, du fameux, de celui qui était réservé à l’« exportation ». Nous maintenant, en était précisément au milieu des importateurs, mince de chance !

Ce cognac me fit un effet formidable, du fait que la veille au soir on n’avait pas bouffé, qu’on était éreinté par toutes nos aventures et énervé par une nuit passée au mitard. Si les boches s’imaginaient que j’allais être assommé, ils se gouraient bien. Au contraire, je me sentis saisi d’une colère énorme que j’eus toutes les peines du monde à dissimuler. En même temps, il me sembla que je retrouvais ma force.

Je me retournai vers Bams. Il avait avalé son verre et souriait. Malgré sa barbe, il avait bonne mine, ses couleurs étaient revenues. Il souriait.

— Vous permettez que je remette ça ? demanda-t-il au Chleuh.

— Je vous en prie, répondit l’autre.

Et la main de Bams ne tremblait pas tandis qu’il remplissait les deux verres.

— Quelle heure est-il ? demandai-je.

— Cinq heures et demie, répondit le feldwebel. Le jour sera levé lorsque nous serons là-bas. Vous êtes prêts ?

— Si vous voulez.

— En route. Le camion est dans la cour.

Nous redescendîmes, encadrés par les troufions, les escaliers que nous avions montés la veille. Dans la cour, effectivement, un lourd camion Renault qu’ils avaient dû piquer à l’armée française en quarante, nous attendait. Partir à la fusillade dans un de ses propres camions, qu’on a payé avec ses propres impôts, ça fait plutôt mal au ventre. À l’intérieur, sous la bâche, cinq hommes armés étaient assis.

On nous fit monter les premiers, on nous plaça en face l’un de l’autre et en route.

Moi, à tout hasard, j’avais fauché le paquet de Gauloises. Ce qui fait qu’on put fumer tout le long du chemin.

À travers l’échancrure de la bâche, je regardais défiler les rues tristes de Lyon. À cette heure-ci, elles étaient désertes, piquées de loin en loin d’un lampadaire bleu. Elles voilaient pudiquement leur médiocrité aux yeux de l’aurore naissante, en s’enveloppant de gazes de brouillard.

Et pourtant, cette ville triste, que n’aurais-je pas donné pour arpenter encore librement ses boulevards mornes et ses artères sournoises ? Mais mon destin était accompli. D’autres verraient les Français libres à nouveau sur leur sol, d’autres goûteraient encore les fruits savoureux de la paix et de l’amour. Nous…

Les traits de Bams, mal rasé, avaient quelque chose de buté, de brutal. On aurait dit un fauve pris au piège et qui médite sa vengeance. La tête basse, il fumait silencieusement sa cigarette. Un fil de laine bleue montait de sa cibiche, suivait son nez et fermait son œil gauche. On n’entendait que le bruit du moteur.

Personne ne disait un mot. Pas plus les Allemands que nous. On avait l’impression que ces simples troufions étaient dégoûtés du travail qu’ils allaient faire.