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— Bon Dieu criai-je. On ne va pas rester comme ça à se faire flinguer sans riposter, non ?

Déjà que je suis assez chatouilleux lorsque je suis armé, quand je me sens complètement sans défense devant des mecs aussi vicieux que ceux-ci, je ne me sens plus, je vois rouge.

D’autant plus que j’avais, dans le feu de l’action, complètement oublié ce que je foutais là, pourquoi j’y étais venu et même mes aventures passées. Il y a de ces lacunes, des fois. Je ne voyais qu’une chose, pour l’instant. J’étais comme un rat dans une souricière, comme un renard traqué qui sent les chiens rôder autour de sa tanière. Fallait qu’on sorte de là au plus tôt, sinon je ne répondais de rien, je me mettrais à faire des conneries.

— Merde ! cria soudain Bams, à côté de moi. Il leva vers le ciel sa main gauche d’où le sang ruisselait.

— Ils t’ont amoché ? grinçai-je.

— C’est rien. Un pruneau qui a traversé la paume. Rien du tout je te dis. On en a vu d’autres.

La vue du sang me fit l’effet contraire à la plupart des individus. Je me sentis saisi d’une rage, quelque chose de carabiné. Je n’y voyais plus, je tremblais de tout mon corps et j’avais la gorge tellement serrée que j’étais incapable de parler, on m’aurait demandé mon nom, j’aurais été incapable de le donner.

Mais quand, en plus, il me vint à l’idée que cette bande de fumiers avait voulu me fusiller, je ne me tins plus.

— Prenez ceci, dit le curé.

Il me tendait un gros Luger, un de ces énormes pétards de l’armée allemande. À côté de ce machin-là, le Colt que les petits copains m’avaient barboté lors de notre arrestation ressemblait à un pistolet à eau. Cet aumônier, décidément, il avait le sens de l’opportunité, y a pas à dire. Peut-être avait-il vu dans mes yeux cette lueur glacée qu’y met le désir du meurtre.

Je saisis le flingue et sautai sur mes pattes.

Les trois Allemands étaient toujours le genou à terre et lâchaient consciencieusement leurs pruneaux sur le boqueteau. Lorsqu’ils me virent surgir, ils furent tellement épatés qu’ils arrêtèrent net les frais. Il y en eut un à qui cette hésitation coûta la peau. Je me fendis d’une bastos. Le mec lâcha sa canardière, porta les mains à sa gorge et se dressa tout debout, comme s’il venait juste de s’apercevoir qu’il avait posé ses fesses sur un nid de fourmis. Il fit un demi-tour et alla poser ses lèvres sur le sein de sa mère la terre.

Quand les autres virent ce joli travail, ils ouvrirent sur moi un de ces feux d’artifice qui comptent dans la vie d’un homme.

Les balles vrombissaient autour de moi. J’avais l’impression de m’être imprudemment aventuré, en plein midi, au milieu d’un essaim d’abeilles. Ça volait partout.

Je me tassai du mieux que je pus, à nouveau. Je me collai au sol. J’aurais voulu faire corps avec la terre, m’enfoncer en elle.

— Resang de Deu ! cria soudain Bams, à côté de moi.

Je crus qu’il avait à nouveau morflé. Je tournai la tête vers lui. Il était, comme moi, couché dans l’herbe grasse mais bien moins aplati. Au contraire, il se levait lentement sur un de ses coudes. Dans sa main droite quelque chose luisait. C’était le couteau catalan.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? dis-je.

— T’en fais pas, répondit-il.

Sa main eut un petit geste sec. Une demi-seconde plus tard, il y eut un hurlement en face de nous, un hurlement horrible, suivi d’un gargouillis.

Comme par enchantement, la fusillade s’arrêta net. Je me relevai et regardai. Deux Allemands regagnaient en courant le camion qui nous avait tous amenés ici. Ils mettaient les voiles, ça ne faisait pas de doute, ils décrochaient. Si c’est tout ce qui restait de l’équipe, y a pas d’erreur, les copains inconnus avaient fait du beau travail.

Il n’y avait plus qu’un boche debout, si l’on peut dire, car il était plié en deux et il tenait son ventre à deux mains. Le manche de corne du poignard sortait de ses tripes.

C’était un jeune, et il pleurait à gros sanglots. Il n’osait pas enlever l’arme de la plaie. Il devait vachement souffrir.

On se releva tous et on se regarda avec des yeux neufs, des yeux où tremblaient la joie de vivre, d’être entiers. Il y avait de quoi, on venait de sauver le seul bien vraiment précieux : la peau.

— Venez, dit le curé.

Il nous fit signe de le suivre vers un petit sentier qui montait le long de la butte à laquelle nous étions adossés et qui se perdait sous les arbres.

— Minute, dit Bams.

Il revint sur ses pas, retourna du pied le cadavre du feldwebel et le fouilla. Je savais ce qu’il cherchait. En effet, il se retourna bientôt, triomphant, un énorme Mauser à la main et les poches pleines de chargeurs.

Puis il s’approcha du soldat qui pleurait toujours et le considéra un instant en hochant la tête. Je vis sa main se poser sur le manche de corne du couteau. Il tira d’un coup sec. Un flot de sang gicla. Le type hurla et chancela.

Bams, posément, essuya la lame avec le pan de la capote du troufion, referma son surin, le mit dans sa fouille et revint tranquillement vers nous, les mains aux poches.

Je n’avais pas un poil de sec.

*

Dans le bosquet, il y avait trois hommes, deux jeunes et un vieux, un type qui avait déjà dû se taper la campagne de 14–18 et à qui la présence des Chleuhs sur son propre territoire devait particulièrement taper sur les nerfs. Ils venaient d’un maquis voisin et étaient descendus exprès pour nous tirer des pattes de ces salopes. C’était le curé, qui était des leurs, qui les avait affranchis. Bien qu’ils ne nous connaissent pas et qu’ils ne sachent pas de quel groupe politique nous faisions partie — car déjà la politique commençait à foutre son virus dans cette histoire —, ils avaient pris une moto avec side-car et ils étaient tout de suite venus au baroud.

Ils trouvaient ça marrant, d’ailleurs, cette exécution à l’envers, exécutants exécutés. Naturellement, ils n’avaient pas amené leur brassard, ni leurs insignes. Ils avaient déjà eu trop de mal à passer au nez et à la barbe des gendarmes et des Frizés avec une mitrailleuse légère démontée, une mitraillette et un Colt. Ils s’étaient, pour la circonstance, habillés en plombiers. Peut-être, d’ailleurs, étaient-ils réellement plombiers dans le civil. Mais pour l’instant, ils étaient soldats, soldats sans uniforme, sans godasses, sans rien à briffer, des fois.

Bref, ça s’était bien passé et ils étaient en position une demi-heure avant notre arrivée sur le lieu du casse-pipe.

On trinqua largement à la bouteille de marc qu’ils avaient amenée, histoire de nous réchauffer un peu.

Il y avait de quoi, d’ailleurs. L’herbe haute était humide de rosée et je ne sais pas si c’est seulement le froid, mais je grelottais. Je pense aussi que la réaction nerveuse devait y être pour quelque chose. On ne passe pas tous les jours à la caponnière et question de s’en sortir, faut convenir que ça s’était jamais vu.

Un des jeunes mecs fit un rapide pansement à la main de Bams, celle que la balle avait traversée, avec une trousse de campagne anglaise qui était descendue du ciel par une nuit bien noire, c’était plus que certain. Puis on descendit vers la petite vallée où se trouvait la moto. Valait mieux, en effet, ne pas trop s’attarder sur le terrain de nos exploits. Les Chleuhs n’allaient pas tarder à rappliquer en nombre. Après un coup aussi fumant, fallait s’attendre à tout de leur part. Ils devaient être malades de rage. Ils n’en dormiraient plus la nuit. Il y a des gars qui en deviendraient aussi verts que leur drap d’uniforme.