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Le curé partit avec les maquisards qui voulaient d’ailleurs à toute force nous amener aussi. Mais, nous, la question ne se posait pas de la même manière. On avait un travail à accomplir encore, et un travail sérieux. Le curé, bien sûr, il était drôlement brûlé sur la place. Il n’était plus en odeur de sainteté, mais pour nos zigues, le monde était vaste, il y avait encore des endroits en France où nous pouvions mettre les pieds.

Et puis, il faut bien le dire, j’étais pris par cette cadence de la guerre, par cet entraînement qui, sitôt sorti d’une aventure, vous précipite dans une autre, par ce besoin d’emmerder ces salopards, de les faire crever à petit feu ! Et aussi par la voix plaintive de tous ces morts que je traînais derrière moi.

On se quitta, les gars et nous, sans même nous être dit notre nom. C’était une époque où le nom d’un type, d’ailleurs, ne faisait pas grand-chose à l’affaire et où il valait mieux, même, qu’il soit ignoré de votre meilleur ami. On ne sait jamais.

On se serra la main une dernière fois, au bord d’un chemin creux, et, tandis que la moto pétaradait dans notre dos, Bams et moi, on reprit le chemin de la ville.

Derrière le brouillard du matin, le soleil apparaissait, comme une énorme orange. Il faisait froid.

Aussi, la première chose qu’on fit, en arrivant dans les faubourgs, ce fut d’entrer dans un bistrot et de se taper un cognac double, ne fût-ce que pour entretenir la tradition.

Deuxième partie

CHAPITRE 1

Depuis Sète jusqu’à Narbonne, le compartiment de ce train omnibus presque vide où nous étions installés, Bams et moi, sentit l’ail rance et l’oignon séché. Ce n’est qu’à partir de La Nouvelle qu’il commença à fleurer bon la marée.

En effet, à cette gare minuscule, miraculeusement plantée au bord de la lande, montèrent trois bonnes femmes encombrées d’énormes paniers dont le vent, qui secouait le train, ne parvenait pas à chasser l’odeur puissante. Il était on ne peut plus évident que leurs bagages contenaient du poisson. C’étaient des femmes de pêcheurs qui allaient à Perpignan écouler leur camelote parce que les citadins, qui crevaient de faim avec ensemble, la leur payaient bien plus cher que la taxe, presque le double, en fait. En somme, ça valait le voyage.

Il y avait des gens que cette odeur d’iode empoisonnait. Moi, ça ne me gênait pas. J’étais bien planqué dans un coin, le seul coin, entre parenthèses, où il y eut encore une glace, et je regardais le décor. Il n’était pas beau. Derrière trois pins tordus, inclinés à quarante-cinq degrés par la tempête perpétuelle qui souffle sur ce bled, une plage s’étendait à perte de vue, jusqu’au moment où, là-bas, à deux ou trois kilomètres, elle se fondait avec la mer, une mer verte griffée de vent, dressant vers le ciel ses cheveux d’écume. Un phare blanc et rouge régnait sur quelques villas, le dos obstinément tourné au mistral.

Tout cela était pauvre, mesquin, désespéré sous le soleil pâle de décembre. Surtout que la lumière éclaboussait des sables blancs, des herbes jaunes, s’accrochait sur le vert trop sombre de tamaris faméliques.

De l’autre côté, c’était la colline calcaire, rongée jadis par la mer, grattée aujourd’hui par le souffle perpétuel du vent du Nord. Les rochers étaient à nu, comme des ossements. À peine si, de loin en loin, on avait essayé, dans un creux où restait encore un peu d’argile, de faire venir une vigne ou un amandier. Il y avait même des maisons, plus ou moins démolies, et je me demandais ce que les types qui les avaient construites pouvaient bien espérer de ce diabolique décor. Fallait qu’ils aient eu la misanthropie chevillée à l’âme ou alors le complexe de l’ermite dans toute sa splendeur. Faut dire aussi que l’état dans lequel se trouvaient ces bâtisses prouvait que leur enthousiasme n’avait pas fait long feu.

D’ailleurs, de toute manière, c’était inhabitable. Entre la falaise et la mer, en effet, c’était le règne putride des marais qui étendaient partout, sournoisement, leurs tentacules. De frêles roseaux érigeaient sur des kilomètres et des kilomètres leurs lances ou leurs panaches frissonnants. Et de tout cela montait une odeur de mort, un parfum de pourriture et de désespoir que la tornade emportait là-bas, vers la mer morne et déserte.

Il était aisé de comprendre que les mecs qui avaient essayé d’installer là leurs pénates n’avaient pas tardé à déchanter. D’autant que lorsque, par miracle, le vent ne soufflait pas, surtout l’été, c’était l’odeur qui devenait abominable, sans parler des légions de moustiques qui n’attendaient que ça pour aller bouffer du chrétien.

Dans ce wagon, il faisait un froid de canard, naturellement. L’air glacé s’insinuait par toutes les fentes de cette caisse, venait vous geler les pieds et secouait rageusement le train tout entier, lequel était si mal foutu, avec son hétéroclite assemblage de planches, que je me demandais toujours à quel moment il allait s’écrouler en tas au milieu de la voie ; il suffisait d’un rien. Ça n’avait pas l'air d’impressionner les marchandes de poisson qui parlaient si fort qu’on aurait toujours cru qu’elles étaient en train de s’engueuler.

À vrai dire, elles échangeaient, comme toutes les femmes de France dans tous les trains de France, des idées générales sur le ravitaillement et l’art et la manière de vendre cent sous de plus le kilo de poisson aux michetons de Perpignan. C’est Bams qui m’expliqua ça, parce qu’elles parlaient patois et que c’est un truc auquel je ne pige rien.

— J’en ai marre, dis-je en étendant les jambes. Est-ce qu’on arrive bientôt ?

— C’est pas la prochaine, c’est l’autre, répondit Bams. Tu vois cette falaise ? C’est là.

C’était une sorte de promontoire crayeux qui s’avançait dans la mer comme une proue de trirème. Leucate, Cap Blanc, en grec. Il y avait quelques taches roses et vertes au bas de cette falaise. Autrefois, avant la guerre, c’était une plage où on allait prendre du repos, se distraire, danser, baiser les filles. Maintenant, par la vertu de ces andouilles de Chleuhs, c’était un camp retranché. Ces mecs-là ne vivaient que de gâchis, on aurait dit. Il fallait qu’ils démolissent tout ce qui leur tombait sous la patte, comme des gosses à qui on a donné un trop beau jouet.

Je m’étirais avec volupté. J’en avais plein le dos de ce voyage. Il était trois heures de l’après-midi, on était partis de Montpellier à sept heures du matin, avec une vitesse telle que le train entier grinçait de toute sa ferraille. Le mécano dut estimer que c’était trop dangereux, car il ne tarda pas à ralentir, et à ce moment-là on manœuvra dans toutes les gares. Conclusion : on n’avait pas encore bouffé, on avait fini de lire les journaux qu’on avait emportés jusqu’à la signature du jean-foutre qui leur servait de gérant, et ce qu’il y avait de plus grave, c’est qu’on n’avait rien à fumer.

Bien sûr, on aurait pu prendre un express et changer à Narbonne. Mais d’abord les express étaient combles et d’autre part la Gestapo contrôlait moins facilement les tortillards dans le genre de celui-ci. Surtout le nôtre. Parole, ils avaient dû aller le récupérer au musée Carnavalet ! C’étaient de ces antiques wagons de bois sans couloir. On était véritablement entassés là-dedans comme dans une caisse. Le mec qui était pris d’un besoin urgent, surtout sur d’aussi longs parcours, tant pis pour la pudeur, il était obligé de pisser par la portière, pour ne pas parler du reste.

Mais fallait bien sacrifier un peu son confort à sa sécurité, parce qu’après le coup qu’on avait fait à Lyon, on devait être salement repérés et notre signalement communiqué à toutes les foutues polices de ce pays pourri. Ils devaient tous, maintenant, nous considérer comme des êtres d’élite, des types dans le genre de Tarzan ou des Trois Mousquetaires. J’aurais parié qu’ils avaient mis une prime à la disposition de la première salope qui nous ferait trébucher.