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Mais si jamais quelqu’un, dans ce compartiment, tel qu’il était, s’avisait de venir nous demander des explications, on avait de quoi le recevoir. Personne ne pourrait venir à son secours des compartiments voisins et ça ne serait pas la première fois qu’on descendrait d’un train en marche.

Il y eut un grincement de freins, et toute la carcasse de ce train de luxe se mit à gémir, longuement, affreusement, comme si on lui arrachait les tripes.

— Leucate-La Franqui !

On était arrivés. C’est ici que commençait l’aventure. Discrètement, je glissai dans la poche de ma canadienne le Luger que m’avait donné le curé et que je portais habituellement sous l’aisselle. Dans un choc terrible, on s’arrêta pile devant une espèce de petite construction en briques qui servait de salle d’attente. Malheureusement, elle était exposée au vent du Nord et il n’y avait pas de porte, ce qui fait qu’on était aussi bien au-dehors.

Le quai était bondé de troufions allemands de toutes les armes, depuis les jeunes abrutis kaki, brassardés de croix gammées, que leurs maîtres faisaient gratter comme des esclaves, jusqu’aux types de la Luftwaffe, en passant naturellement par les biffins, vêtus de vert, qui, en temps de baroud, constituent l’essentiel plat de viande du dieu de la guerre et des marchands de canons.

Au milieu de tout cela, quelques civils tout ce qu’il y a de plus méridional et quelques nouvelles marchandes de poissons. Parole ! avec toutes les odeurs que la marée et les boches apportaient là-dedans, à l’arrivée faudrait désinfecter le dur.

Comme il n’y avait qu’un wagon Nur für Whermacht, lequel était plus confortable que les autres, les soldats, parfaitement dressés, l’abandonnèrent d’un commun accord à leurs officiers et partirent à l’assaut du train comme des Jivaros à l’attaque d’une boutique de coiffeur.

Bams et moi, si à Montpellier on était montés sans histoires, ici on eut un mal de chien à descendre. Ces mecs-là, pour la plupart, faisaient suivre tout leur barda : masque à gaz, bidon, havre-sac, flingue, tout le bordel, sans parler des bottes. Ceux qui ne changeaient pas de coin trimballaient une musette à main, ne fût-ce que pour emmerder le monde. Et comme les poissonnières avaient aussi l’intention, figurez-vous, de prendre ce train et qu’elles étaient au moins aussi chargées que les troufions, ça donnait une foire d’empoigne qui ne manquait pas de saveur. D’autant que les bonnes femmes, sûres de l’impunité, engueulaient ces pauvres mecs en patois, les traînaient dans la boue, mettaient en doute l’orthodoxie de leurs mœurs et souhaitaient que les copains alliés arrivent et mettent tout en l’air, une fois pour toutes et qu’on en finisse avec cette putain de vie. Les autres, à qui on avait conseillé d’être corrects et qui l’étaient d’ailleurs, comme la plupart des pauvres bougres, souriaient et ne répondaient pas. Il est vrai que lorsqu’ils jactaient entre eux, dans leur jargon, ils en disaient peut-être autant à l’égard des Français. On était au moins d’accord sur ce point.

Si la gare était pleine de troufions qui prenaient le départ, il y en avait au moins autant qui débarquaient ; certains, qui revenaient de perm, avaient des gueules comme le Carême. Et devant la porte de la gare, vers la sortie que nous aperçûmes lorsque le train fut parti parce qu’elle était de l’autre côté de la voie, il y avait deux malabars casqués, baïonnette au canon.

Ça promettait de la joie. Si ces mecs se contentaient d’examiner les faffes de leurs copains, ça irait bien, mais si par malheur ils s’intéressaient aussi à notre état de santé, je me demandais comment ça allait se passer. Pour peu qu’on soit signalés, ça serait duraille de s’en tirer.

La gare, en effet, était située en rase campagne, au bord d’un étang dont les vagues courtes rutilaient sous le soleil. Une route, dont elle était l’aboutissement, en partait et se dirigeait vers le village, trois kilomètres plus loin, là-bas, derrière les montagnettes couronnées de vignes, de romarin et d’amandiers. À part ça, vers la sortie, c’était la plaine, jusqu’au fond de l’horizon, jusqu’aux premiers contreforts des Corbières au bas desquels s’étendaient les Caves de Treilles.

En d’autres termes, s’il fallait mettre rapidement les adjas, on serait marrons avant d’avoir fait vingt mètres. Il n’y avait rien pour se planquer, et ces mecs, je les connaissais, ils nous flingueraient sans sommation. Il se trouverait toujours parmi la vingtaine de chiens armés qui se dirigeait vers la sortie un brave gars pour épauler son mauser et nous envoyer ad patres avant qu’on ait eu le temps de penser à notre mère.

— Eh ben, dit Bams, on moisit ici ?

— Allons-y, dis-je. Après tout, on verra bien, on est obligés de passer par là.

Les troufions de garde se tenaient de chaque côté de la sortie. Ils ne disaient rien à personne, même pas aux militaires. De temps en temps, ils saluaient un copain, échangeaient quelques mots, regardaient le ciel et l’horizon, d’où le vent arrivait en hurlant, d’un air maussade. Visiblement, ils en avaient plus que marre de faire les cons devant cette gare perdue à attendre des aventures qui ne viendraient jamais. On donna chacun notre ticket et on passa comme des lettres à la poste.

— Viens, dit Bams, y a une voiture qui assure le service jusqu’au patelin. C’est un brave gars marrant. Je l’ai connu avant la guerre, quand je venais passer mes dimanches à la plage.

Il s’approcha d’un employé et lui demanda comment ça se faisait qu’il ne voyait pas l’autobus.

— L’autobus ? ricana l’autre, ça fait une paye qu’il ne vient plus. Où voulez-vous qu’il aille, avec ses vingt litres d’essence ? Il a bien essayé d’installer un gazogène, mais je ne sais par quelle fatalité, personne n’a réussi à le faire marcher.

— Faut se taper la route à pied ? gémit Bams. Avec ce temps !

— Bah ! vous trouverez bien un camion allemand ou un camion d’entreprise qui vous amènera. Seulement, faut pas rester là. Ici, c’est un cul de sac, ils ne passent pas ! Faut aller au moins jusqu’au passage à niveau.

Heureusement qu’on n’était pas chargés. Le vent nous prenait par le côté droit et nous secouait, nous bousculait, essayait de nous entraîner vers la mer, comme s’il avait voulu nous balancer dans la baille une fois pour toutes.

Les autres voyageurs, qui avaient pigé, y compris les boches, étaient déjà en train de se tailler la route à pied. Cela donnait une sorte de cortège incohérent qui titubait à travers la rafale. On aurait dit des pauvres mecs chassés de leur logis et qui fuyaient devant on ne sait quel cataclysme. Ça me rappelait l’exode, en moins moche toutefois.

Des deux côtés de la route il y avait des barbelés qui, soit longeaient l’étang, soit entouraient de pauvres vignes abandonnées, à demi-mortes, envahies par les herbes. Ça s’expliquait parce que de loin en loin, il y avait un écriteau avec une tête de mort au-dessus de deux tibias entrecroisés et, au-dessous un Achtung, minen ! impératif.

On était à moitié chemin lorsqu’on put faire signe à un camion qui s’arrêta pile à notre hauteur. Merde ! c’étaient des boches.

— Où allez-vous ? demanda le Chleuh, avec un de ces accents tout ce qu’il y a d’origine.

— À Leucate.

— Montez à côté de moi, dit-il, derrière c’est plein de soldats.