En effet, derrière nous, la route était déserte. Il avait dû récupérer tous les mecs à la traîne.
— Qu’est-ce que vous allez faire à Leucate ? demanda le Fritz, plutôt pour dire quelque chose que par sympathie.
— On va gratter, dit Bams. Et comme l’autre ne comprenait pas : Arbeit, ajouta-t-il.
— Oh ! arbeit ! Ia !
— Vous croyez qu’on trouvera du boulot ?
— Ce n’est pas le boulot qui manque.
On entrait déjà dans le village.
— Où dois-je vous laisser ? dit le Fritz, qui ne se doutait pas qu’il venait de transporter deux mecs aussi dangereux et aussi gonflés que des pétards de dynamite.
— Devant le premier bistrot, dis-je. Ce vent du diable m’a séché la gorge. J’ai la langue comme de l’amadou.
On démarqua sur la place du village, devant une statue de la République qui tendait vers le ciel, immuablement, à la face des Frizés, la torche de la liberté.
Fallait grimper trois marches pour arriver dans un bistrot où trois ou quatre types, devant des chopines de rouge, attendaient on ne sait quoi, peut-être que la guerre finisse. Le bar était au fond de la salle et on fonçait dessus, comme des chameaux vers une oasis, lorsque quelqu’un me tapa sur l’épaule. Je me retournai d’un bond, la main sur mon flingue, déjà, et je me trouvai nez à nez avec un mec que j’aurais préféré voir en train de pourrir pendu à un platane que dans la salle de ce bistrot. C’était un petit type maigre et plat qu’on appelait Bolduc à cause de ça, sans doute. Il avait la réputation, non usurpée d’ailleurs, d’être la plus belle donneuse de Pigalle.
Avec ce coco à mes trousses faudrait jouer salement serré !
CHAPITRE 2
Qu’est-ce que tu fous là, Bolduc ? dis-je d’assez méchante humeur. Quelque chose me disait que ce type allait m’amener les pires salades.
Le petit homme se frotta les mains avec un de ces rires de crécelle qui ont le don de me taper sur les nerfs.
— Paye-moi un verre, dit-il, paye-moi un verre et présente-moi à ton copain, je te raconterai une belle histoire.
— Pourquoi veux-tu qu’il te présente à moi ? grogna Bams. Mon blaze t’intéresse ? Je m’appelle Bams. Et alors ?
Visiblement que la gueule de ce moustique ne revenait pas non plus à mon copain. C’était un mec qui avait de l’intuition.
— Les amis de mes amis sont mes amis, dit Bolduc en rigolant toujours.
— Viens boire un verre et ne nous emmerde plus, dis-je. Qu’est-ce que tu prends ?
— Hubert ! clama aussitôt ce croquant qui semblait s’être fait des relations dans le bled, donne-moi une chopine de rouge.
— Tu en es là ? dis-je. C’était pourtant pas ta boisson, à Pigalle.
— Ici, c’est bourré de Lyonnais. C’est à croire qu’ils ont fait descendre ici toute la Guille. C’est eux qui m’ont donné cette habitude du gros rouge. D’ailleurs, quand t’auras tâté du pinard d’ici, tu m’en diras des nouvelles.
Des Lyonnais ici ! Il ne manquait plus que ça pour rendre le séjour enchanteur, avec le vent du nord et les moustiques.
Le patron s’avança. C’était un grand type maigre, un peu voûté, avec un regard malin qui avait l’air de se fiche carrément du monde.
Il nous servit sans dire un mot et retourna dans sa cuisine poursuivre sa lecture d’un journal sportif.
Bams et moi, on se mit aussi au rouquin qui, faut bien l’avouer, était drôlement fruité.
— Qu’est-ce que tu fous ici ? répétai-je.
— Je travaille, mon pote, je suis à la terrasse sur un chantier allemand.
— Il serait pas plutôt dans ce bistrot, ce chantier allemand ?
— Oh ! répondit l’autre, ces jours-ci je suis à la caisse. Je suis malade. J’ai pris froid en prenant un bain.
— Ben mon pote, ricana Bams, ils doivent pas y connaître grand-chose les majors allemands, ou alors c’est des bons zigues.
— Oh ! c’est pas les majors allemands qui nous soignent. C’est le toubib français du patelin, et comme il peut pas encadrer les doryphores, plus il peut en tirer du boulot plus il est content.
Il avait l’air de se passer de drôles de choses, dans ce patelin.
— Mais comment diable es-tu venu ici ?
— Pigalle devenait plutôt malsain pour les gars comme moi. Les Frizés étaient toujours en train de rafler les mecs et de leur faire déballer tous leurs faffes. Et qu’est-ce que vous foutez ? Et où que vous travaillez ? Et votre souris, elle baise bien ? Il y avait même des types, ils leur faisaient ouvrir la braguette, pour voir si des fois ils seraient pas juifs. Tu penses qu’avec un travail pareil ça commençait à sentir le brûlé. Un jour ou l’autre, j’y serais passé, ils auraient bien fini par me croquer, on n’a pas toujours la même veine. J’ai préféré mettre les voiles. Moi, pour aller bosser en Allemagne, je ne m’en ressentais pas.
— Et c’est comme ça que t’as débarqué ici ?
— C’est comme ça. Pour deux raisons : la première parce qu’il me semblait que plus je serais loin de Paname, plus j’avais de chances de m’en tirer. Secundo, j’ai pensé qu’il ferait moins froid dans le Midi et qu’on y boufferait mieux, et aussi que ça me ferait voir du pays. Enfin, s’il y a un débarquement, on sera aux premières loges et tout de suite libérés.
— Ouais ! par une bombe sur la gueule.
Le type parlait comme s’il avait été chez lui, à voix haute, tranquillement, sans se soucier des deux ou trois ouvriers qui sirotaient leur chopine au fond de la salle. Il m’en filait des frissons dans les reins.
Il suffisait de tomber sur une tante pour qu’on soit tous enveloppés en moins de deux.
Ce courage m’intriguait. Je le connaissais depuis des années, Bolduc, et je savais que ça n’avait jamais été un homme à en avoir deux paires plutôt qu’une. Fallait qu’il connaisse bien les gars qui étaient dans la salle et qu’il soit sûr d’eux.
— Il y a longtemps que tu es là ?
— Quinze jours.
— Et c’est dur, là-bas ?
— Ça dépend des moments. Des fois, on travaille dans le sable, d’autrefois dans le caillou, voire dans le rocher.
— Qu’est-ce que vous fabriquez ?
— Des tas de trucs, des blockhaus, des tranchées, des baraquements, des socles d’appareils de radar, des casemates, des abris bétonnés pour les pièces lourdes d’artillerie de marine…
— Dis donc ! s’exclama Bams. Ça fait un drôle de turbin, tout ça. On doit pas fabriquer un pareil chantier avec cinq ou six compagnons ?
— Sûr que non ! répondit l’autre. On est plus de trois mille.
— Si tout le monde ne gratte pas plus que toi, ça ne doit pas aller bien vite.
— Ça ne va pas vite, acquiesça Bolduc, en faisant signe à Hubert de remettre d’autres chopines.
— Je sais pas comment ils arrivent à s’en sortir, approuva le bistrot, qui était renseigné comme un coiffeur sans sortir de chez lui. L’autre fois, quand Rommel est venu en visite, il a fallu que les Allemands prennent la pelle et la pioche pour avancer le boulot. Les Français, pendant ce temps, faisaient la sieste quelque part dans la campagne, loin des regards des pointeaux.
Le vent, rageur, secoua la porte et apporta le grondement d’un camion Diesel qui remontait la côte, au milieu du patelin.
— C’est pas tout ça, dit Bams, faudrait pas rester dans ce coin jusqu’à la Saint-Machin. Faudrait voir d’abord à se trouver une carrée avant que la nuit tombe.
— Ça, dit Bolduc, ça va être plutôt duraille. De quelle entreprise faites-vous partie ?
— D’aucune. On est venus directement chercher du boulot.