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— Et tu es descendu comme ça de Paname à l’aventure ? C’est sans doute à cause de ton histoire de l’hiver dernier ?

Je tressaillis imperceptiblement et je posai sur lui mes yeux glacés.

— Quelle histoire ? dis-je, les dents serrées.

— Rien… je… je croyais, répondit le type, très embêté.

— Je croyais aussi, dis-je.

Le mec n’insista pas. Il avait pigé. On n’était pas à Pigalle, ici, mais il savait quand même que les habitudes étaient les mêmes et les lois du kif. Il savait aussi, preuves en main, que je n’étais pas un type à me laisser emmerder par le premier venu et qu’il était préférable, à mon égard, d’être prudent et de garder ses distances.

— Où est-ce que tu travailles ? dis-je, tandis que Bams commandait une nouvelle tournée.

— À Leucate-Plage, à l’entreprise Bulière.

— Tu peux pas nous y faire entrer ?

— En qualité de quoi ?

— En qualité de n’importe quoi.

— Ça peut se faire.

— Allons-y tout de suite. J’aime pas rester dans cette souricière sans avoir un certificat de travail à mettre sous le nez des curieux.

— C’est que… C’est au diable vert, à trois bornes d’ici.

— Ça fait rien. Avec un peu de veine, on se fera embarquer par un camion.

Bolduc avala son verre d’un trait.

— Finissons au moins cette tournée.

— Alors faisons vite. Je ne tiens pas à coucher à la belle étoile. Je pense que ton patron pourra au moins nous trouver un abri.

— Je le pense aussi. Ils ont des villas réquisitionnées. Par exemple, c’est la literie qui manque.

— T’en fais pas pour la literie.

Une heure après, on était tous les trois réunis dans une villa délabrée, au milieu d’un désert de plâtras et de briques cassées. À peine si on distinguait encore la trace des rues.

— Merde ! dis-je en arrivant. C’est les Ricains qui ont mis ce coin dans cet état ? Je repars tout de suite, je tiens quand même à ma viande.

— Les Ricains ? rigola Bolduc, ils sont seulement jamais venus. On n’en a jamais vu un. Ça, ce sont les boches qui ont fait ce beau travail. Ils ont filé des bulldozers dans le patelin, les villas sont descendues comme des châteaux de cartes. Ils ne veulent pas qu’il reste de nids de résistance possibles en cas de coup de Trafalgar. Ils n’ont gardé que cette baraque pour les bureaux de la maison, et encore je ne pense pas qu’elle résiste longtemps. Les seuls coins qu’ils ont respectés sont les coins dans lesquels ils se cachent, sous la falaise.

La route que nous avions suivie pour venir, en effet, côtoyait la fameuse falaise, d’où venaient, malgré le vent, les senteurs tièdes des plantes grasses et des lavandes. De l’autre côté, c’était l’étang dont les eaux, couleur de sang sous le soleil de cinq heures, s’étendaient jusqu’à Saint-Laurent. À part ça, un désert morne, une route crevassée, creusée de loin en loin de trous destinés aux mines antichars, des barbelés partout. Bref, une atmosphère de première ligne dans un secteur calme où le canon n’aurait pas empêché les fleurs de pousser. Dans l’étang, quelques barques achevaient de pourrir.

— Vous avez des papiers d’identité ? demanda un gros type qui faisait office de comptable, de directeur de chantier, de pointeau, et qui cumulait en somme à peu près toutes les fonctions administratives de la maison.

— Et comment !

Je sortis triomphalement mes fausses cartes, celles que Bodager avait eu le temps de me filer après notre exécution manquée, et je les posai sur la table.

Cette fois, je m’appelais Maurice Marchal et mon pote Adrien Bise. On avait des certificats de travail tout ce qu’il y a de réguliers et des papiers des assurances sociales.

— Pourquoi venez-vous ici ?

— On veut pas partir en Allemagne.

— Rassurez-vous, dit le type en souriant. Ici, vous êtes tout ce qu’il y a de peinards. Il y a un barrage, comme vous avez pu le voir. Même les gendarmes français ne peuvent pas pénétrer ici sans autorisation spéciale. Et les Fridolins ne s’occupent pas des travailleurs.

De mieux en mieux ! Je pensais qu’on allait pouvoir rigoler ici et faire le boulot pour lequel on était venus avec le maximum de sécurité.

Par exemple, il n’y avait qu’un nuage : pour crécher, on n’avait droit qu’à un peu de paille et trois couvrantes dans un dortoir qui sentait la sueur et le renfermé.

— Eh bien, dit Bolduc, quand on eut fini notre visite domiciliaire, si on allait s’en jeter un à la cantine ?

À la cantine, un autre baraquement, il n’y avait que du pinard, comme par hasard.

Pour boire autre chose, fallait aller au seul bistrot civil qui ait été autorisé à demeurer. C’est là que les ingénieurs allemands ou français et les officiers cassaient la croûte. Mais il était aussi ouvert aux ouvriers, à condition, bien entendu, qu’ils aient de l’oseille.

J’optai pour ce bistrot.

— On va faire un zanzi ? dis-je.

— Si tu veux.

C’est toujours autour du zinc qu’on recueille le plus de renseignements. Bien sûr, il y a de tout, dans ce qu’on glane, mais faut savoir faire la discrimination.

Le pastis était là aussi bon qu’à Perpignan et aussi clandestin. De fil en aiguille, on y resta jusqu’au soir et même on y dîna.

Dieu merci, les Fritz de Lyon n’avaient pas trouvé mon oseille et je me foutais de ma paye comme d’une chiffe. J’invitai même Bolduc, malgré sa sale gueule et l’antipathie plus ou moins raisonnée que j’éprouvais à son égard. Mais après tout, c’est lui qui nous avait introduits dans la place et on lui devait bien ça.

Il y avait longtemps qu’on avait fini de bouffer et on en était à la trois ou quatrième rincette, lorsque cette journée, qui avait si bien commencé, se mit brusquement à tourner au vinaigre.

La porte qui donnait sur la plage s’ouvrit si brusquement que je crus d’abord que le vent l’avait poussée. Mais elle livra passage à deux officiers, déchaînés, dépeignés, le pétard au poing.

Dehors, tragique, on entendit le hurlement aigu d’une fille.

CHAPITRE 3

Nous étions à peine huit à dix personnes dans la salle, y compris quatre Lyonnais, des terrassiers, des malabars bâtis comme des monuments, qui jouaient aux cartes dans un coin.

Tout le monde se tourna vers la porte et considéra avec une certaine inquiétude ce couple de dingues. Qu’est-ce qu’on leur avait encore fait, à ceux-là ? On leur avait bouffé la soupe ? Ou on leur avait tapé dessus ? Personne n’y comprenait rien.

Cependant, le hurlement inhumain qui venait de la plage me donnait à réfléchir. Peut-être, après tout, qu’il y avait eu un pépin beaucoup plus grave. Pourquoi cette poupée braillait-elle ? De toute manière, ça s’entendait qu’elle n’était pas à la fête. Elle devait être en train de subir quelque chose qui n’était pas à son goût. Était-ce un accident ? Les boches, voulant l’aider, venaient-ils chercher du renfort ? Mais dans ce cas, pourquoi se baladaient-ils avec le pétard au poing ?

Je commençais à me demander au contraire, si, des fois, la femme n’avait pas fait quelque connerie et si ces zèbres ne retournaient pas leur colère contre nous. Et ça m’en avait tout l’air parce que, tandis que l’un s’avançait d’un air menaçant au milieu de la salle, son feu toujours en batterie, l’autre s’était adossé à la porte, ce qui signifiait clairement qu’il ne tenait pas du tout à ce que quelqu’un aille prendre l’air, ne fût-ce que pour pisser.

Ils avaient cet air vache de brutes obstinées, prêtes à tout et méfiantes, ayant toujours l’impression qu’on se fout d’eux, avec un regard traqué, qui tournait autour de la pièce et se posait sur tout le monde sans voir personne. Mais le simple effleurement de ces regards glacés suffisait à serrer les tripes à chaque mec.