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Notre adolescence s’est écoulée dans un monde où les valeurs les plus évidentes étaient remplacées par l’argent, le problème de la tripe, la chair et la haine.

Nous avons vécu les plus belles années de notre vie à éviter la mort partout présente et la faim et le froid.

On nous a tout de suite fait comprendre, en pesant bien sûr les mots, pour ceux d’entre nous qui auraient la tête dure, que la vie quotidienne ça s’apprend à coups de pied dans le cul.

Et maintenant on nous demande d’écrire, avec une encre parfumée, des sornettes imbuvables à l’usage de vieilles filles refoulées que la ménopause rend frénétiques.

Monsieur Thomas Narcejac, par exemple, qui écrit des romans policiers, prétend que, pour sa part, « il en a marre ».

Il n’est pas le seul. Nous aussi. Nous avons marre de cette vie.

Seulement, il faudrait tout de même essayer d’être sincère. D’abord, ce n’est pas nous qui avons inventé le meurtre, bien qu’on essaye de le faire croire. Il y avait un type autrefois, qui s’appelait Caïn, figurez-vous. Et avez-vous lu ce roman noir bourré d’assassinats, de viols, d’adultères et d’incestes qui s’appelle la Bible ? Seulement l’auteur, prudent, a soigneusement gardé l’anonymat.

La littérature n’est pas responsable de son époque, c’est l’époque qui est responsable de sa littérature. Les débauches de la Régence nous ont donné les livres libertins du début du dix-huitième siècle tandis que les troubles sociaux donnaient naissance aux Encyclopédistes.

On demeure confondu devant une naïveté qui confine à la mauvaise foi lorsqu’on voit des gens prétendre le contraire avec une acrimonie qui éclaire tout de suite l’auditeur.

Gentils vieillards, de « votre temps » bien sûr c’était autre chose.

Il n’y avait pas de gang des tractions avant, mais il y en avait d’autres, seulement on les appelait des « bandes ».

Certains de vos contemporains nous en ont parlé. Ils les ont même chantés, ces pâles voyous de Belleville, de Ménilmontant ou de Grenelle. Je ne veux citer qu’Aristide Bruant. Et n’était-ce pas déjà des petits romans noirs, ces chansons atroces ?

Je ne pense pas qu’on guérisse un mal en refusant de le regarder. C’est la politique de l’autruche, jointe à l’hypocrisie de Tartuffe.

Nos grands-parents lisaient Choderlos de Laclos et même, sous la « Belle Époque », des auteurs légers, tels que Willy et Paul de Kock.

Sont-ils tous morts de la vérole ?

ANDRÉ HÉLÉNA.

À Albert Préjean,

truand cinématographique,

ce livre d’un truand imaginaire,

avec toute mon amitié.

Première partie

CHAPITRE 1

La porte du bar frémit comme si quelqu’un allait l’ouvrir. Mais non, ce n’était que le vent qui secouait furieusement le panneau.

Je frissonnai et m’enfonçai frileusement dans mon coin. Il faisait tiède, dans le bistrot. De toute la ville, je crois que c’était le seul endroit habitable, en cette fin d’automne. Les chambres d’hôtel étaient glacées ; dans les maisons, les habitants, chaque soir avant de regagner leur paillasse, éteignaient soigneusement les feux. S’agissait pas de carburer du charbon pour la peau. On ne pouvait l’obtenir qu’avec des tickets, et encore ces tickets n’étaient pas toujours « honorés », pour parler comme les guignols du ravitaillement.

Ici, le patron avait installé une sorte de cylindre au milieu de la salle. Il y brûlait de la sciure de bois, convenablement tassée, que lui cédait le menuisier voisin.

— Quel bled ! gémit Bams. Je me demande comment les gens arrivent à y vivre. Je ne connais pas de coin plus désastreux.

En quoi il avait bien raison.

C’était en somme la deuxième fois que je venais à Narbonne. Et encore, le dernier coup, était-ce en été. Je me souvenais vaguement que les moustiques avaient failli m’y bouffer tout cru, mais enfin, ce mauvais souvenir s’était dissipé et je ne me rappelais guère que les hauts platanes de la promenade des Barques. Mais aujourd’hui, pardon ! ce n’était plus la même chose.

On avait quitté Perpignan, Bams et moi, quelques heures plus tôt, dans un express si complet qu’on se demandait comment on avait réussi à entasser là-dedans une telle quantité de gens, de caisses, de valises et de paniers, à croire que tout le département fichait le camp.

Au bout de cent kilomètres, on finit par avoir marre d’être trimballés sur un pied au milieu de cette masse d’humanité puante. Seulement, quand on voulut descendre à Narbonne, ce fut une tout autre histoire. Pas moyen de gagner la sortie. En définitive, il fallut sauter par la fenêtre. Et même faire passer de mains en mains, jusqu’au quai, une pauvre petite dame qui n’avait jamais, dans sa vie, montré ses fesses à tant de monde en même temps. Elle en était malade.

— Moi, avait déclaré Bams, je ne marche plus, je couche ici.

Je l’approuvais, au fond de moi-même. On avait bien le temps d’arriver à Lyon.

Et nous voilà tous les deux partis, les mains aux poches, dans une nuit ravagée de vent, à travers les rues désertes d’une petite ville de province, peureusement blottie dans la lumière bleue de la défense passive.

Dès que j’eus mis le pied sur le terre-plein qui précède la gare, je me sentis saisi d’un cafard affreux, qui, par conséquence naturelle, se transforma automatiquement en mauvaise humeur.

— On aurait mieux fait de rester dans le dur, grommelai-je. Ce n’était qu’un mauvais moment à passer. À Montpellier, le train se serait vidé, on aurait eu de la place.

— Merci pour le « moment » ! répliqua Bams. D’ici Montpellier, mon petit gars, il y a encore une satanée trotte, je commençais à avoir des crampes. Et puis j’avais soif.

— Ça, mon vieux, c’est bien ta faute. Si, en faisant l’acrobate, tu n’avais pas cassé la bouteille de grenache que Consuelo nous a donnée au départ, ça n’arriverait pas. Mais fallait que tu fasses le mariolle, fallait à tout prix que tu essayes d’épater cette espèce de bonniche morveuse qui était à côté de nous.

— Fiche-moi la paix, avec cette gonzesse ! Si on ne peut plus rigoler !

Je voyais tout en noir, c’est le cas de le dire. J’étais frigo, le vent me poussait dans les yeux toutes les poussières qu’il pouvait ramasser et ce désert noir, ces rues aux pavés inégaux où ne passait jamais personne achevaient de me déprimer.

Qu’est-ce que ça devait être un peu plus tard !

En effet, on fit le tour des quatre ou cinq hôtels qui trônaient autour de la gare. Deux étaient réquisitionnés par les Allemands. Quant aux autres, ils étaient pleins à craquer, plus pleins encore, si c’est possible, que le train que nous venions de quitter. Dans l’un d’eux, il y avait même deux types déjà couchés sur le billard et trois autres qui somnolaient dans les fauteuils de l’entrée. À cette époque, le voyage était vraiment beaucoup plus une aventure qu’une partie de plaisir. On partait, et encore pas toujours, mais question d’arriver, il n’y avait rien de fait.

D’abord, on courait le risque de se trouver écrabouillés dans une marmelade provoquée par les partisans. Et quand, enfin, on était à destination, fallait trouver un coin où pieuter et où bouffer. C’est à ça qu’on avait pas pensé. On n’avait pas réalisé qu’un bled aussi perdu que celui-ci pût être aussi farci d’humanité qu’un autre.