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Je me souvenais maintenant de son regard traqué lorsque j’avais pris cette affaire en main, et de ses yeux vertigineux lorsqu’il avait vu qu’une bagarre se préparait. Il avait dû en faire dans son froc, ce porc. Un autre détail me revenait à la mémoire : son air épouvanté lorsque les Lyonnais avaient dit que tout ça allait mal tourner et qu’ils ne voulaient pas s’en mêler parce qu’ils ne tenaient pas à se faire fusiller. Son visage était devenu blanc comme du papier et son masque avait tout de suite pris l’expression affolée d’un type qui a la colique. Il s’était vu compromis, accusé, déporté, traîné au poteau, que sais-je ? Et, pour sauver sa triste paillasse malingre de jean-foutre et de donneur, il était allé nous balancer aux Frizés. Comme ça, on ne pourrait pas l’accuser d’avoir participé à cette affaire, il s’en tirait blanc et pouvait continuer à manier la pelle et la pioche sur ce foutu chantier sans danger, avec la considération des boches et peut-être avec quelques faffes de plus dans sa poche pour les services rendus.

— Et alors, répondis-je, la gorge plutôt serrée, je ne vois pas pourquoi vous me racontez tout ça ?

— Parce que c’est ici, paraît-il, que ça s’est passé. Or, nous arrivons et nous ne trouvons que vous et vos camarades.

— Ce qui prouve que nous n’avons rien à voir dans la course. Vous pensez bien que si nous avions quelque chose à nous reprocher nous ne serions pas là à faire les jolis cœurs. Et d’abord, avec quoi voulez-vous que nous tirions des coups de revolver ? Avec nos pipes ?

Je sortis péniblement mon bras droit de ma poche en me servant de ma main gauche, comme s’il avait été trop lourd, et je lui présentai ma paume ouverte avec ma bouffarde dans la main. Une vieille pipe que je ne fumais d’ailleurs plus depuis longtemps et que je trimballais je ne sais trop pourquoi.

Ce geste avait au moins l’avantage de le rassurer au cas où il se serait aperçu que ma poche avait un volume anormal. Puis je renfouraillai le tout.

— En outre, terminai-je, je me demande pourquoi nous l’aurions fait ? Je suis, pour ma part, arrivé ce soir ici, et mon copain aussi. Faudrait vraiment qu’on soit vicieux pour chercher de la bagarre dès le premier jour. Et à qui, Seigneur ?

— Je n’accuse personne, dit l’officier, qui semblait quand même un gars plus civilisé que les autres. Je constate, c’est tout.

Il avala d’un trait ce qui restait de cognac dans son verre et remit ça sans plus s’excuser que le premier coup, mais en laissant cette fois à son copain l’initiative de son propre service.

— Mais qu’est-ce qu’il y a eu, bon sang ? dit Bams, qui reprenait du poil de la bête.

— Une sale histoire, répondit l’officier en allumant posément un cigare.

Je l’aurais envoyé aux cent mille diables, ce mec-là, malgré ses airs gentils, rien que pour ce cigare. Ça faisait près de trois piges que je n’étais pas arrivé à m’en farcir un. Ça n’existait plus sur le marché français.

— Une sale histoire, répéta le Chleuh. Il paraît, d’après les dires de Jules Bongars, que trois de nos hommes ont violé une jeune fille et que trois Français les ont attaqués. Je ne me mêle pas de ces batailles crapuleuses. Mais ces Français étaient armés et ils ont tiré sur nos hommes.

Et dire que ce mec s’appelait Bongars ! C’est à croire que des fois il y a une divinité qui s’acharne à donner aux hommes des noms qui paraissent une blague. Qu’est-ce qui avait pris à cette andouille de trotter à la Kommandantur et d’aller leur raconter tout ça ? Il n’avait qu’à nous laisser nous dépatouîller nous-mêmes nos propres affaires. On était assez grands, merde alors !

— Je veux savoir quels sont ces hommes.

C’est bien là que le bât me blessait. J’étais persuadé que si on nous mettait en présence de Bolduc, cette tante allait s’allonger comme une crêpe et nous balancer sans le moindre regret.

— Écoutez, Hauptmann, dis-je, cette histoire me parait cousue de toutes pièces. Il n’y a qu’une jeune fille ici. C’est mon amie et c’est pourquoi je suis venu travailler ici. Si quelqu’un l’avait violée, je le saurais tout de même. En tout cas, ce soir, ça me paraît assez difficile.

— Pourquoi ? demanda l’officier.

Je me mis à rire et je me servis une nouvelle rasade de cognac. Le Chleuh me regardait avec des yeux presque amicaux, ma parole.

— Parce que je ne l’ai pas quittée de la soirée. Et si, par hasard, elle a eu droit à un peu d’amour… vous comprenez ?

— Parfaitement.

Malheureusement, l’autre aussi comprenait, mais pas de la même manière, et sans doute assez mal car il prit son copain par le coude et se mit à le baratiner dans leur jargon. Je sentais qu’avec le premier mec la partie se gagnerait facilement. Avec le deuxième, ça serait un peu plus duraille. Ils se mirent à discutailler assez fort puis le mec qui parlait français eut une exclamation et l’autre se tut, déjà figé, tout sage et tout obéissant.

Il n’était pas nécessaire d’être un psychologue de première bourre pour comprendre que l’officelard qui parlait français en avait plus que marre de cette histoire. Au lieu de faire le zouave ici, il aurait cent fois préféré continuer la partie de poker interrompue et la dégustation de boissons fortes, bien à l’abri du vent dans son confortable P.C. La seule chose qu’il demandait, c’est que tout cela soit fini le plus rapidement possible.

— Comment expliquez-vous alors que tout le personnel de l’établissement et toute la direction soient partis ?

— Je n’en sais rien, répondis-je, je n’étais pas là.

Je commençais à récupérer. Je me sentais enfin beaucoup plus à mon aise et prêt à soutenir la dialectique la plus invraisemblable devant n’importe qui, et à l’endormir, encore, comme un chat sur un panier de poissons.

— Je vous répète, continuai-je, que j’étais sur la plage avec mon amie et occupé à autre chose qu’à compter les étoiles, je vous prie de le croire. Dans ces moments-là on ne fait pas attention à grand-chose.

— Et les coups de feu ?

Je souris, haussai les épaules et jetai ma cigarette au loin.

— Il y a des gens que ça amuse, dis-je. Quand ils ont bu un glass, ça leur arrive souvent.

L’officier, à son tour, haussa les épaules et jeta sa cigarette.

— C’est possible, après tout, dit-il. Mais pourquoi diable ce Bongars est-il venu nous trouver ?

— C’est un dingue ! grommela Bams.

— Est-ce que cette fille est là ? demanda le boche.

Ça, c’était un autre turbin. Mais je ne pouvais pas refuser. Ça aurait paru vraiment trop ostensible. J’aurais eu l’air de me foutre de lui.

— Oui.

— Allons la voir.

J’étais tellement peu gonflé que je me remis un verre de cognac avant de me tourner vers la porte du couloir.

— Et quand nous aurons causé avec elle, dit le Chleuh, nous parlerons aussi un peu avec votre ami Bongars.

Décidément, je n’étais pas sorti des emmerdements. Mais là où ça commença vraiment à me donner les foies, c’est dans le couloir obscur lorsque l’officier, avant d’entrer dans la chambre, me dit :

— Mais pourquoi diable portez-vous un revolver ?

CHAPITRE 6

Je fis un bond de côté et regardai l’officier. Dans la pénombre, je voyais luire ses dents, comme des dents de loup. Doucement, je glissai ma main dans la poche et repris mon flingue, prêt à sucrer ce curieux, comme un plat de fraises, à la moindre alerte. Nous étions seuls dans le couloir, son copain était resté avec les miens dans la grande salle et j’aurais cent fois le temps de l’exécuter avant même qu’il ait pu s’en apercevoir.