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Le premier il poussa la porte et nous nous retrouvâmes dans la lumière crue de la salle. Les copains n’avaient pas changé de place, mais la bouteille était bien malade. L’autre Chleuh était toujours adossé à la porte, comme une cariatide.

Putz s’approcha de lui et lui raconta une longue histoire, en allemand. Puis il se tourna vers moi. Il avez repris sa morgue et sa voix était à nouveau coupante comme le vent qui hurlait au dehors.

— Vous aviez raison, dit-il, on n’a pu violer personne. D’autre part, il est impossible qu’on ait tiré des coups de feu sur les soldats. Il n’y a ici que des ouvriers et les ouvriers ne sont pas armés. Je suppose que ce sont des militaires ivres qui ont tiré en l’air.

Il haussa les épaules, se servit une nouvelle rasade — la dernière de notre bouteille de cognac — et tourna les talons après avoir touché d’un doigt négligent le bord de sa casquette.

Les copains me regardèrent avec un petit sourire satisfait. Mais visiblement ils n’y comprenaient plus rien.

C’est à ce moment que le deuxième Chleuh, celui qui jouait le rôle de gargouille devant la porte, s’écroula et tomba en avant, comme une masse, comme si on lui avait filé un coup de merlin sur la nuque, sans un mot.

Qu’est-ce que c’était encore que ce turbin ?

CHAPITRE 7

L’officelard était tombé en avant, comme un arbre coupé. Il y était allé d’un grand coup de front sur le sol cimenté et le sang se répandait en rigoles rapides, qui couraient et ondulaient comme des serpents.

— Bon Dieu ! fit Bams.

C’était en effet, la plus sale histoire qui puisse nous arriver. Si jamais on nous accusait d’avoir esquinté ce type, on n’en sortirait pas blanc. C’est du moins ce que pensaient Bams et l’Arabe parce que moi, maintenant, j’étais complètement rassuré. Ma conversation avec Putz, et son attitude ensuite, m’avaient édifié. J’étais certain que c’était un mec sur lequel on pouvait compter. Heureusement, d’ailleurs, qu’il se trouvait là, il pourrait témoigner que nous n’y étions pour rien.

On a beau ne pas porter une certaine catégorie de gens dans son cœur, lorsqu’on voit un homme s’écrouler comme une vieille baraque on a tendance à lui porter secours. Conclusion, tout le monde se précipita pour relever le boche. Il avait l’arcade sourcilière droite ouverte. C’est par là que le raisiné foutait le camp et aussi par son tarin, qui s’était écrasé sur le ciment. On eut un mal de chien à le relever. Il ne tenait plus sur ses pattes. Il fallut l’asseoir sur une chaise et lui verser une carafe de flotte sur la tête. Chacun s’était mis à ce boulot comme s’il avait été un de ses proches parents.

En fait, le Chleuh, je m’en rendis vite compte, était bourré comme un pétard, noir à zéro. Ce qu’il lui fallait surtout, c’était de l’ammoniaque. L’Arabe, qui n’y comprenait rien, était allé chercher une nouvelle bouteille de cognac et voulait à toute force lui en coller un glass.

— Fais pas ça, malheureux ! dis-je. Tu vas le tuer.

— Est-ce que vous pouvez m’aider ? demanda Putz. Je voudrais le ramener à la Kommandantur. Je ne peux tout de même pas le laisser là, rentrer seul au quartier et envoyer des soldats pour le ramasser. On va le ramener et dire qu’il a eu un malaise.

Pour la première fois, tout le monde fut d’accord. Putz et moi on prit l’officier sous les aisselles et on se dirigea vers la sortie, suivis de Bams et de l’Arabe.

On n’était pas arrivés à la porte que le patron entrait, suivi de son aréopage, c’est-à-dire le cuisinier et une bonne vieille femme qui n’avait, elle, aucune chance d’être violée. En voyant le Chleuh écroulé dans nos bras il s’arrêta pile, secoué d’un long frisson d’horreur et de trouille.

— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous lui avez fait ? nous demanda-t-il.

Comme il avait été témoin de la bagarre à son commencement, ce pauvre type était persuadé que c’était nous qui avions mis ce mec dans cet état. À son avis, l’Allemand qu’on transportait était un de ceux avec lesquels on s’était bigornés. Il avait dû recevoir une bastos dans le bide et maintenant, on débarrassait la boutique du macchabée. Il fut renforcé dans cette idée par la vue de la flaque de sang qui souillait son parquet.

Bams et moi on accompagna Putz, son zèbre et l’Arabe jusqu’aux abords de la place forte. Puis on laissa filer l’Alsacien et le bicot toujours soutenant l’officier. On ne tenait pas, en effet, à se faire remarquer. On commençait à se rendre compte qu’on avait, ici, d’autres choses à faire qu’à reconduire les ivrognes dans leur lit et à tirer les bonniches des pattes de troufions en chaleur.

La pluie avait complètement cessé et le vent s’était apaisé. Une légère brise venait de la falaise. Elle apportait des odeurs de lavande et de romarin et nous marchions dans la nuit, à travers les rues, Bams et moi, sans dire un mot.

L’heure était douce et je me disais qu’un jour peut-être je reviendrais ici, plus tard, lorsque la guerre serait terminée. J’irais danser dans cette guinguette ravagée, je m’étendrais sur le sable tiède de l’été, aux côtés d’une belle fille, en écoutant, dans le lointain, les flonflons de l’orchestre, en respirant les odeurs venues de la montagne ou le parfum iodé de l’eau…

Mais, hélas, cette fille ne s’appellerait pas Hermine. Elle aurait un autre nom, un autre visage, un autre corps, et cependant, sur les lèvres, les mêmes mots. Peut-être serait-ce Consuelo ?

Peut-être…

*

Un mec sur lequel il me tardait, maintenant, de mettre la main, c’était le nommé Bolduc. Je ne m’étais pas trompé, au départ, lorsque j’avais pensé que ce gars-là était capable de toutes les entourloupettes, notamment de donner son meilleur ami à n’importe qui, pourvu qu’il paye bien ou qu’il le protège des coups de pieds aux fesses.

J’avais eu tort de mettre en lui le peu de confiance que j’avais encore. Sitôt qu’il avait senti que ça sentait le brûlé, il avait couru avertir les Frizous de ce qui se passait, il s’était allongé de A jusqu’à Z sans se soucier des emmerdements qu’il pouvait nous amener. C’était un truc qu’il fallait qu’il paye. Et le plus tôt serait le mieux.

On eut un mal de chien, dans la nuit, à retrouver la baraque. Heureusement qu’on rencontra un compagnon qui voulut bien faire demi-tour pour nous montrer où se trouvait la chambrée de l’entreprise Bulière.

C’était un grand baraquement jaune, construit au milieu d’un terrain vague, juste au bas de la falaise. Des plantes grasses poussaient contre elle et insinuaient leurs feuilles à travers les interstices qui étaient plus nombreux qu’il était souhaitable. Les gnards qui créchaient là avaient bien essayé, avec de vieux journaux ou des sacs de plâtre, de les boucher, mais il y avait encore des courants d’air et la flotte sourdait lentement au ras du sol.

Elle était meublée, comme la plupart des baraquements militaires de la guerre, de couchettes à double étage. La literie consistait en une paillasse tout ce qu’il y a de duraille et une ou deux couvrantes, selon que le mec était plus ou moins ancien sur le chantier. Ce qui fait que les gars étaient obligés d’étaler leurs frusques sur le plumard pour ne pas crever tout de suite de froid.

Quant à l’éclairage, pour l’instant, il était uniquement fourni par une de ces bougies en boîte rondes comme en avaient les Allemands. Quatre gars, autour de ce maigre lumignon, étaient en train de jouer aux cartes. À croire que les cartes étaient la seule distraction que les occupants aient encore laissée aux Français. Ils nous regardèrent entrer avec intérêt, comme à la caserne on regarde entrer les « bleus ». À part ça, il y avait une cinquantaine de mecs en train d’en piquer un sur les plumards généreusement offerts par l’administration.