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Je fis le tour des couchettes, une à une, à la recherche de Bolduc. Si cette salope était en train de roupiller, j’allais vivement le rappeler à la réalité. Son réveil serait un véritable cauchemar.

Malheureusement, après avoir fait le tour de la salle je dus me rendre à l’évidence. Bolduc n’était pas là. Peut-être, après tout, qu’on s’était gourés de baraque ?

Je m’approchai des zèbres qui jouaient aux cartes et qui avaient interrompu leur partie pour me regarder faire.

— Tu cherches des escargots, mon pote ? demanda l’un d’eux, avec un de ces accents de Belleville garanti sur facture.

— Je cherche quelqu’un, répondis-je, quelqu’un qui s’appelle Bolduc.

— Bolduc ? dit l’un d’eux, connais pas.

C’était ça. Je m’étais gouré de baraque. Je me tournais déjà vers Bams, planté au milieu de l’allée centrale, trempé, le galure en arrière, les mains dans les poches de sa canadienne, le mégot au coin des lèvres et l’air pas content, oh mais non ! Et tout à coup je me dis qu’après tout Bolduc, ça ne leur disait peut-être pas grand-chose, à ces gars, Bolduc, c’était le surnom qu’on lui avait donné à Pigalle. Ça serait bien étonnant si mon acrobate l’avait fait connaître ici.

Je revins vers la tochombe et m’adressai au gars qui m’avait répondu.

— Faut te dire, ajoutai-je, que Bolduc, c’est pas son vrai blaze. À vrai dire, il s’appelle Bongars.

— Bongars ? répondit l’autre, mais je connais que lui. C’est un manœuvre. Il crèche sur ce pieu, tiens. Mais il est pas encore rentré.

— Et avec ça, dit quelqu’un, j’ai pas l’impression qu’il rentre de la nuit.

— Pourquoi ?

— Je l’ai rencontré tout à l’heure avec un Frizé, baïonnette au canon. Il allait vers la Kommandantur. Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais à cette heure-ci, après le couvre-feu, je n’ai pas l’impression qu’ils vont le relâcher. Il va sûrement passer la nuit là-bas.

— Qu’est-ce qui a bien pu lui arriver ?

Du coup, les compagnons avaient carrément posé les cartes. Ils étaient tous à s’interroger.

Les exclamations se croisaient.

— Bon Dieu ! dit quelqu’un, pourquoi ne nous as-tu pas dit ça plus tôt ?

— Parce que j’y ai pas pensé, répondit l’autre. C’est quand même pas la première fois qu’un bonhomme passe la nuit à la Kommandantur… C’est pas grave.

— C’est d’autant moins grave, répliquai-je, aussi sec, que notre ami Bolduc est la dernière des salopes et le roi des pédés.

Le silence, tout à coup, pesa sur le groupe et tous me regardèrent.

— Pourquoi que tu dis ça ? C’est pas un mauvais gars, ce type.

— Tu crois ça, répliquai-je. Ben, moi, je vais te dire ce que c’est. Ça fait quelques piges que je le connais. À Pigalle, on l’appelait Bolduc, j’ai jamais su pourquoi, sans doute parce qu’il coule dans les doigts comme une ficelle. Il avait la réputation d’être un donneur, une salope, un mouchard, quoi, un indic. Et je viens de me rendre compte que ce n’était pas une réputation usurpée.

— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

Je racontai ce qui s’était passé au bistrot.

— Si vous ne me croyez pas, ajoutai-je, demandez à mon copain. Il était avec moi. Et c’est Bolduc, qu’on avait invité à boire un verre, qui est allé trouver les boches pour demander du renfort. Je ne sais pas si tu te rends compte de ce que ça peut représenter, que de voir le mec avec qui tu viens de trinquer aller chercher les flics pour te faire emballer, ou flinguer, le cas échéant.

— C’est dégueulasse ! s’écria un gros type qui était adossé à la paroi du baraquement. Un gars qui me ferait ça, je lui enlèverai les tripes.

C’était bien mon avis.

Naturellement, je m’étais bien gardé de raconter aux compagnons que j’avais tiré sur les Chleuhs. Je ne tenais pas du tout à ce que ces types sachent qu’on se trimballait à Leucate avec des pétards prêts à gicler. On ne tomberait pas toujours sur des zigues comme Putz.

C’est à croire, du reste, qu’il y avait un bon Dieu pour nous et qu’il nous avait délégué son ange gardien le plus dégourdi, parce qu’il y a peu de mecs, faut bien le dire, qui auraient eu assez de pot pour passer à travers tous les trucs à travers lesquels on était passés, notamment la fusillade de Lyon, pour ne citer que ça.

— C’est bien ici, dis-je, le baraquement de l’entreprise Bulière ?

— Oui.

— Bon. Alors on va crécher désormais avec vous. Qu’est-ce qu’il y a de disponible, comme pieus ?

Un des ouvriers se leva, fit avec nous le tour de la pièce et nous montra les places qui restaient. Naturellement, c’était loin d’être les meilleures. Tout ce qu’il y avait de bath et d’un peu confortable était déjà occupé.

On finit quand même par récupérer deux couchettes superposées, pas trop loin du poêle, lequel s’éteignait d’ailleurs régulièrement tous les quarts d’heure, car il n’y avait naturellement pas de charbon et les gars étaient obligés de rafler dans la cambrousse tout ce qu’ils trouvaient comme bois. Ce qui fait que ce Moloch consommait aussi bien des tuteurs de vigne et des arbres morts que des montants de porte ou de fenêtre fauchés dans les ruines des villas.

De chaque côté du pageot, il y avait une planche sur laquelle chaque homme pouvait disposer son paquetage. Ça avait un petit air militaire qui ne me disait rien de bon et ça ressemblait beaucoup plus à une baraque pour prisonniers qu’à un camp de travailleurs libres. L’influence allemande se faisait sentir même ici et achevait de vous flanquer le bourdon. Surtout avec l’éclairage maigre de la bougie et le vent qui hurlait dehors. Cela sentait le pain aigre, la graisse rance, la sueur. De temps en temps, la grande voix de la mer parvenait jusqu’à nous.

Bams grimpa sur la couchette la plus haute et je pris celle du dessous. Je m’étendis tout habillé. Brusquement, j’étais éreinté, je ressentais toute la fatigue de cette journée, de ce voyage harassant, de cette bagarre idiote — et de ces émotions. En outre, j’étais abruti par une de ces crises de cafard qui vous prennent sans raison. Je voyais tout en noir. Je détestais cette atmosphère de cantonnement, cette ambiance de parc à bestiaux. Il me semblait que le monde finissait là, qu’il n’y avait plus une seule lumière sur la terre, que tous les endroits où les hommes pouvaient aimer, rire, être heureux, avaient été détruits par un inconcevable cataclysme. Bref, je me trouvais seul au monde, soudain, seul et à poil.

Alors je sortis mon flingue de ma poche et je le posais sous le traversin de paille. Il me semblait ainsi être moins nu. J’avais presque oublié mon copain Bams, à l’étage au-dessus. Et sans doute devait-il être dans le même état d’esprit que moi. C’était peut-être la fatigue, peut-être le cafard, je n’arrivais pas à m’endormir. Pourtant, j’appelais le sommeil avec ardeur. C’est le seul moment dans la vie, où on a des chances d’oublier ses emmerdements. J’aurais voulu plonger dans ce sommeil comme dans un bain tiède.

Les autres, là-bas, battaient toujours leur belote. Fallait vraiment que ça leur tienne à cœur. Surtout lorsqu’on songeait que le lendemain, à la première heure, faudrait qu’ils reprennent la pelle et la pioche. Pour ma part, ça ne me tracassait pas trop. J’avais l’intention bien arrêtée d’en foutre le moins possible. Personne, jusqu’à présent, n’avait réussi à me faire gratter normalement, c’étaient pas les Chleuhs qui allaient commencer.

De fil en aiguille, j’étais quand même arrivé au bord du sommeil lorsque la porte s’ouvrit si brutalement que je crus qu’elle était poussée par le vent. La rafale, en s’engouffrant, faillit éteindre la chandelle.