Bolduc entra. Il était suivi de deux troufions en armes. Il fit lentement le tour de la carrée et s’arrêta devant nos couchettes.
— C’est ces deux-là, dit-il en nous désignant, Bams et moi.
CHAPITRE 8
Ah Nom de Dieu ! Je sautai du plumard comme si j’y avais rencontré un nid de vipères.
— Hé, dis-je à Bams, vise un peu ce qui nous arrive !
— Je le vois, répondit la voix rauque de mon copain.
— Vous, descendre, ordonna un des Chleuhs, en désignant le sol.
— Je me doute bien que vous n’êtes pas venus prendre le thé, face de rat ! Qu’est-ce que ce turbin ? Qu’est-ce qu’on a encore fait ?
— Nicht compris, dit le boche.
— Heureusement, andouille !
— Ce sont eux, je vous dis, répéta Bolduc, d’une voix tremblante.
Je m’aperçus alors qu’il grelottait comme un voleur pris sur le fait.
Naturellement, je me doutais bien de ce que nous voulaient ces acrobates. Cette tante de Bolduc nous avait balancés et l’officier avait envoyé deux hommes pour nous emballer, estimant que c’était bien suffisant et que la seule vue du saint uniforme allemand était le commencement de la sagesse. En quoi il se trompait fort. Depuis le temps que j’avais des démêlés avec ces crétins, ils commençaient à ne plus m’impressionner du tout. D’ailleurs, j’avais trouvé une bonne méthode. Lorsqu’on a peur d’un type déguisé, il suffit de s’imaginer le même bonhomme en civil, debout devant un zinc quelconque, et on comprend tout de suite qu’on le vaut bien et que, pour ce qui est de la bastonnade, il n’est pas si effrayant.
Si ces deux zouaves n’avaient pas eu derrière eux toute la compagnie campée dans le bled, je me serais fait un plaisir de leur montrer que je me foutais d’eux comme de ma première cigarette. Malheureusement, on était entourés de barbelés et de champs de mines et ce n’était pas le moment, sur le coup de minuit, d’aller cueillir des fleurs dans les environs.
— C’est bien ce que je pensais, dis-je tranquillement à Bolduc en le regardant dans le blanc des yeux, tu es un « mouton », pas autre chose, un sale petit mouton vérolé. Je savais que tu ne valais pas cher. Avant la guerre déjà, tu en croquais à la Préfecture. Tout le monde le savait, heureusement, de Pigalle à Barbès, ce qui fait que tu n’étais dangereux que pour les caves et les demi-sel. Mais que tu sois passé au rang d’espion allemand, je l’aurais quand même pas cru. D’autant plus, larbin, qu’ils ont pas l’air de te payer bien cher, les maîtres. Faut que tu grattes toute la journée, t’es mal fringué, et quand tu veux te taper un gueuleton ailleurs qu’à la cantine faut que ce soient les gars que tu vas balancer qui te l’offrent. Tiens, tu me fais mal.
Je haussai les épaules, attrapai le paquet de pipes que j’avais heureusement posé au bord du lit, parce que je suppose que les soldats ne m’auraient pas permis de mettre les mains dans mes poches, et j’en allumai une.
— Je m’en fous, répondit Bolduc, je neveux pas me faire fusiller pour vos conneries, moi. Je vous avais dit de vous tenir peinards.
Bams sauta lourdement sur le sol et tomba devant Bolduc. Il leva son poing fermé.
— Je ne sais pas ce qui me retient, grinça-t-il, les dents serrées.
Il était blême de rage. Il en tremblait et je savais que c’était pas de trouille mais d’indignation. L’autre fit un pas en arrière et leva le coude pour se protéger, d’un geste enfantin.
— Mais j’ai jamais vu une salope pareille ! cria le Catalan.
— Kome, kome ! dit un des Chleuhs, en s’interposant.
Les joueurs de belote, qui semblaient plus courageux que les Lyonnais de l’entreprise voisine, avaient abandonné leurs cartes et s’étaient approchés.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda l’un d’eux.
— C’est cette ordure qui nous a donnés aux Frizés parce qu’on a eu une bagarre, au bistrot, avec deux d’entre eux.
— Ben merde, alors ! fit un type, ébahi. Tu parles d’un fumier !
— Je veux sauver ma peau ! cria Bolduc.
— T’en prends pas le chemin, parce que si jamais je sors de là je te jure une bonne chose : je t’aplatis comme une mouche, t’entends ? Je te transforme en hachis et je te fais bouffer par un klebs.
— Cause toujours, ricana le mec qui commençait malgré tout à reprendre du poil de la bête, sentant que les Allemands le protégeaient, tu n’es pas encore sorti de l’auberge.
De ce coup, la protection allemande ne joua plus. Le poing de Bams partit tout seul et Bolduc alla s’écrouler contre une couchette. Les deux vert-de-gris ne bronchèrent pas le moins du monde. Après tout, ils s’en foutaient. On ne les avait pas chargés d’être les gardes du corps de ce type et les Français pouvaient bien laver leur linge sale entre eux. Peut-être aussi que cette mentalité de mouchard peureux les dégoûtait également, après tout.
Y a des hommes partout.
Bolduc resta un instant assis contre le montant. Il n’osait plus se relever. Le sang pissait de son nez comme d’une fontaine Wallace. Il avait le regard égaré du type qui voit venir sa mort.
— Rassure-toi, lui dit Bams, pour cette fois tu t’en tires, parce que les autres cocos sont là, mais tu ne feras pas de vieux os, c’est moi qui te le dis. Peut-être que ce n’est pas nous oui réussirons à te liquider, mais tu y passeras quand même, fais-moi confiance. Un jour, tu tomberas sur un os. Et puis ils ne seront pas toujours là, les doryphores. Et ce jour-là, quelqu’un te farcira tellement le ventre de plomb que si on te jette à l’eau tu couleras comme une pierre.
— J’avais raison de me méfier de ce type, dis-je. J’aurais dû être plus prudent.
— On ne pouvait pas faire autrement, dit Bams, en mettant ses chaussures. On ne pouvait pas laisser cette frangine aux mains de ces brutes. Faut avoir la mentalité pourrie de ce Bolduc de mes fesses pour ne pas l’avoir pigé.
Les ouvriers regardaient le mouchard se relever difficilement. Pas une main ne se tendit vers lui et tous les regards luisaient de haine et de mépris.
Sauf erreur, on ne tarderait pas à être vengés. Ce salaud ferait bien de garer sa viande et de ne plus mettre les pieds dans cette baraque. C’était plus, pour lui, un endroit à fréquenter. Il y avait des chances, s’il y revenait, qu’il encaisse la raclée la plus sensationnelle de sa vie.
— Kome ! répéta le boche.
— Oui, mon joli, tout de suite. Mais laisse-moi le temps de m’habiller.
Ce que je voulais, c’était atteindre ma canadienne et, en la passant, essayer de glisser mon soufflant dans la poche. Bien sûr, c’était salement risqué, mais fallait que je le tente. Je n’aime pas être désarmé. J’ai l’impression d’être à poil.
De toute manière, on était frits, Bams et moi. Notre vie tenait dans le court espace de temps et de lieu qui séparait le baraquement de la Kommandantur. Là résidaient nos derniers espoirs et notre seul sursis.
Parce que, naturellement, il y avait peu de chances de tomber une deuxième fois sur un Alsacien. L’officier devant qui on allait comparaître serait sans doute un de ces Prussiens sectaires et cocardiers dont on ne peut rien tirer. Le fait d’avoir eu un différend avec des soldats qui ne s’étaient pas plaints et qui s’en étaient bien gardés, au contraire, ne constituait pas un grave élément de condamnation.
Mais ce qui les chatouillait, c’était le fait qu’un type se balade dans leur enceinte avec un pétard. Ça, ils ne le digéreraient pas, et je dois reconnaître qu’à leur place je ne l’aurais peut-être pas digéré non plus.