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Plus j’y réfléchissais, plus je sentais que la colère me gonflait. Fallait quand même que cette salope de Bolduc soit le dernier des emmanchés ! J’avais réussi à sauver la mise, j’avais eu le pot incroyable de tirer mon épingle du jeu et voilà que, par la faute de cette tante, je retombais dans les pattes des Chleuhs. De quoi diable était-il allé se mêler ? Il avait eu peur de se faire fusiller, l’arsouille, et, pour se tirer de ce mauvais pas, il n’avait rien trouvé de mieux que d’aller raconter ce qu’il savait au bureau de la Place. Comme s’il n’avait pas pu se tailler discrètement, s’il avait la frousse, comme avaient fait les autres !

Je jetai ma canadienne sur le traversin de paille, fouillai les poches comme si je cherchais mon tabac et réussis à faire glisser mon Luger dans une des fouilles.

Puis j’enfilai le vêtement.

Les boches ne s’étaient aperçus de rien. Sans doute personne n’avait-il pris le soin de les informer que l’un d’entre nous, au moins, était armé. Ça devait se passer dans cette armée comme dans toutes les armées du monde : on prend deux types, on leur dit « allez là, faites ça », sans leur fournir la moindre explication. Et après, on s’étonne que les mecs n’aient pas d’initiative ! Quelle initiative peut avoir un homme qui ne sait pas où il va, ni ce qu’il fait, ni dans quel but, ni pourquoi. Il a bien trop peur de se tromper et de faire un truc diamétralement opposé à ses propres intérêts. Et, alors, parlez-moi du ramdam chez la crémière lorsqu’un gars de trop bonne volonté a fait une gaffe. C’est pas ce qu’on lui demande, la bonne volonté, c’est l’obéissance. C’est d’être un robot, une machine à se faire casser la gueule. Pour le reste, on s’en fout.

Conclusion : ça aurait été dans un autre endroit, je flinguais mes deux boches et Bolduc par-dessus le marché, avec la tranquillité des consciences pures, et je jouais la fille de l’air, sans me faire trop de bile. Ce qui m’arrêtait, c’est que c’eût été un véritable suicide, car avec leurs foutus champs de mines et leurs chevaux de frise, il n’y avait pas plus moyen de nuit que de jour de fiche le camp d’ici. Ç’aurait été aussi malin de dessouder un gars quelconque et d’attendre tranquillement, assis sur le cadavre, que les poulets viennent vous ramasser !

Bolduc avait fini par se relever et marchait vers la porte. Lorsqu’on sortit, avec les deux Fritz dans le dos, il s’écarta vivement. Sans doute qu’il ne tenait pas à recevoir un autre marron en pleine poire. Puis il nous suivit, exactement derrière les Chleuhs.

Dehors, le vent bousculait toujours le paysage qui, pour l’instant, se découpait en masses sombres sur le ciel noir. On avait l’impression que cette nuit ne finirait jamais, qu’on était embringués dans le cirage pour des siècles d’affilée, sans parler de cet écœurement de se voir arrêtés par des gonzes qui n’avaient rien à foutre ici et de penser que son propre gouvernement n’était même pas capable de vous défendre et de vous tirer de là. Il aurait plutôt été prêt à vous enfoncer, le gouvernement.

Bams marchait à côté de moi, la tête basse, les mains aux poches.

— On va pas se laisser avoir comme des puceaux ? grommela-t-il soudain, à mi-voix.

— Qu’est-ce que tu veux qu’on foute ? Tout est bouclé, c’est comme en taule.

— Cette fois, on ne tombera pas sur ton copain Putz.

— Je ne crois pas. J’ai pas voulu en parler parce que j’avais peur que l’autre pédale le balance aussi.

— T’as bien fait. Mais je propose de tenter quelque chose. Tu as pris ton feu ?

— Oui. Si je ne trouve pas une combine pour mettre les voiles, je le balancerai avant d’arriver à la Place. Je l’ai emporté, car on ne sait jamais.

— Il faut mettre les voiles. Tu ne t’imagines pas que ces types vont nous décorer, des fois ? Et, pour peu qu’ils s’aperçoivent de notre véritable activité et des chefs-d’œuvre qui nous sont dus, on est archi-bons. Je vois déjà mon nom gravé en lettres d’or sur le monument aux morts de mon bled.

— Tu penses qu’on peut passer au travers ?

— Il faut essayer. Qu’est-ce qu’on risque ? De toute façon, on a droit à la giclée de plomb.

— Essayons.

Ça tombait bien, on était juste dans un virage. Le chemin était encaissé entre des maisons qui tenaient encore debout. De gros buissons au feuillage argenté les entouraient. Une odeur subtile de romarin montait de la nuit. Dans notre dos résonnait toujours le bruit sourd des bottes ennemies. Ils étaient tellement peinards, ces pauvres types, qu’ils avaient remis l’arme à la bretelle, sans toutefois en enlever la baïonnette.

— Suis bien mon mouvement, dis-je à Bams. Je me charge de celui qui est pile dans mon dos. Charge-toi de l’autre.

— D’accord.

Mon pote glissa la main dans sa poche. Puis il la retira à demi de manière que le flingue sorte tout seul, comme par enchantement.

— Fais pas l’andouille avec ce truc, dis-je, range ton artillerie. C’est pas la peine d’ameuter à nouveau tout le patelin. Il faut les faire aux pattes, en souplesse. Comme ça, tiens !

J’étais tout ce qu’il y a de plus calme, tellement que ça m’étonnait moi-même.

Je me tournai carrément vers le Chleuh et lui fis face. Toute la troupe s’arrêta, même Bolduc qui vint heurter le dos du boche.

— Haben sie Feuer ? demandai-je, en montrant mon mégot.

— Ia, répondit l’autre. Il se fouilla pour me donner du feu, battit le briquet, me tendit la flamme.

Je me penchai pour approcher ma cigarette et, tandis que j’aspirais la fumée, ébloui par cette lueur dans cette nuit d’encre, je lançai mon poing en avant, de toutes mes forces.

Le pauvre diable reçut, en même temps, cette terrible châtaigne au creux de l’estomac et un coup de genou dans une partie de son corps à laquelle, comme tous les hommes, il tenait sans doute particulièrement. Un truc terrible, à tuer son bonhomme. Le mec poussa un gémissement et alla au tapis, plié comme un double-mètre, sans plus se soucier de son flingue que de son briquet, qui était tombé et s’était éteint, dans la chute.

Comme un éclair, je vis Bams sauter sur l’autre type et lu balancer son poing en pleine figure, à hauteur des yeux, histoire, s’il ne parvenait pas à l’assommer, de l’aveugler du moins un bon coup.

— Barre-toi, hurlai-je.

Je fis un saut en arrière et m’élançai dans le noir, à toute pompe. Je n’y voyais plus que dalle. J’avais l’impression de galoper dans le néant. Chacun pour soi. J’espérais que Bams avait réussi, lui aussi, à s’en tirer. Il me semblait que j’avais une meute de démons sur les talons et que je ne courais pas assez vite. Pourtant je devais drôlement pédaler.

Brusquement, il y eut, derrière moi, un coup de feu, puis un deuxième, suivis d’un hurlement.

CHAPITRE 9

Le hurlement me glaça les tripes mais ne me coupa pas les jambes, au contraire. Je me mis à cavaler de plus belle. Peu à peu, mes yeux s’habituaient à l’obscurité mais ça n’arrangeait pas tellement les choses, tout était plongé dans un tel cirage qu’on ne voyait même pas ses pieds.

Je fonçais devant moi, au hasard, sans savoir seulement où j’allais. J’entendais dans mon dos le bruit d’une galopade et cela ne me rassurait pas du tout. J’étais persuadé que Bams s’était fait mettre en l’air. Le boche avait dû avoir le temps de saisir son Mauser et d’envoyer deux bastos dans la nature. Le boche de Bams, bien entendu, parce que le mien était hors de service pour quelque temps, de la manière dont je l’avais assommé, tant du point de vue militaire qu’amoureux. En voilà au moins un qui n’aurait pas tout de suite l’occasion, ni le goût, de baiser les petites Françaises.