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Quelque chose quand même m’étonnait. Si c’était un Chleuh qui me trottait derrière, après ce qui s’était passé et étant donné qu’ils n’hésitaient pas outre mesure à tirer, il y avait un moment qu’il aurait dû me flinguer.

Mais ma tête était vide. Je n’essayais pas de raisonner, toute ma vitalité s’était réfugiée dans mes jambes. J’étais un trotteur, je ne vivais plus que pour cela et par cela. Avec une immense frousse par-dessus le marché et la sensation très nette que, tout à coup, il y aurait un éclair et que je recevrais la balle entre les deux épaules.

Je me rendis compte soudain qu’apparemment, si je courais comme ça toujours tout droit, je finirais par arriver précisément à l’endroit où les autres voulaient me conduire, c’est-à-dire à la Kommandantur ; j’en suivais le chemin.

Il y avait justement une allée à droite. Je fonçai dedans, sans trop savoir où elle me mènerait, je ne connaissais rien du bled. Le seul truc que je savais, c’était que les boches habitaient les villas à flanc de falaise et que je ne me dirigeais plus carrément vers eux.

Je ne me faisais aucune illusion. Le premier Chleuh que je rencontrerais me volerait dans les plumes sans préavis. Il y avait vraiment eu beaucoup trop de coups de feu, cette nuit. Et un civil français qui se trotte à toute berzingue dans le noir, après un tel feu d’artifice, c’est qu’il y a un vice.

Donc, fallait à tout prix éviter la meute qui devait être salement en effervescence. J’espérais que ce sentier me mènerait quelque part où je pourrais me planquer en attendant.

Et brusquement je me trouvai nez à nez avec une charmante petite fontaine, au milieu d’une tonnelle tout entourée de plantes odorantes. Au-dessus d’elle, des pins étendaient leurs panaches. Malheureusement, derrière la fontaine, il y avait un mur et pas moyen d’aller plus loin. Il aurait fallu être un lézard pour grimper sur ce truc-là qui faisait bien trois mètres. Manque de pot, derrière moi ça cavalait toujours.

Je sortis mon feu, d’un geste sec, et je fis face, le bras tendu dans le noir. Le premier mec qui paraîtrait à la porte de la tonnelle prendrait une dragée en pleine poire. J’avais pas peur pour ça, je sais me servir d’un soufflant et je ne rate pas souvent mon homme, plus d’un s’en est aperçu — trop tard pour lui, malheureusement.

Une ombre déboucha à la vitesse d’un taureau en train de charger. Je levai mon Luger et visai la tête.

— Fais pas le con, Maurice ! dit la voix rauque de Bams, c’est moi.

Je laissai retomber mon pétard et je me mis à rire, d’un rire de dément, aux éclats, comme si on venait de m’en raconter une bien bonne. Ça devait être la réaction nerveuse, et aussi la joie de retrouver mon pote vivant.

— T’as fini de te marrer ? demanda-t-il, les sourcils froncés. Je ne vois pas ce que tout ça peut avoir de rigolo, tu dois te rendre compte que nous sommes dans un foutu pastis.

— T’es pas mort ? demandai-je.

— Tu le vois bien. Mais je reviens de loin. Barrons-nous d’ici d’abord, je t’expliquerai ensuite. On peut pas rester là toute la nuit.

Ma parole, si ça n’avait pas été le danger, je serais volontiers resté là, au contraire. C’était un coin charmant, plein d’odeurs douces, avec le chuchotement continuel de la fontaine. Cela faisait un coin de fraîcheur et d’intimité. L’été, au temps de la paix, ça devait être gentil tout plein. Je me voyais très bien passer mes vacances dans ce coin, avec une belle fille — ça y était, je ne pouvais pas penser à ça sans associer Hermine à ces projets —, venir ici puiser de l’eau fraîche et, en plein midi, lorsque le soleil tapait comme un sourd, déguster tranquillement le pastis dans cette ombre parfumée.

Maintenant, il y avait des pièces d’artillerie de marine autour de l’étang, cette bande de cocus avait ravagé le bled et sur la falaise poussait une ville-champignon, une ville de bois et de toile, avec des caves, des trous d’hommes cimentés, le tout couronné des énormes oreilles des radars.

— Où va-t-on aller ? demandai-je. J’ai l’impression qu’on est vraiment mal partis. Si cette fois on réussit à passer au travers, on aura de la veine.

— Pourquoi ? reprit Bams. On est passés au travers de trucs bien plus dangereux, quand ça ne serait que le peloton d’exécution… Ici, du moins, on est libres. Tant qu’on est libres, il y a de l’espoir. C’est quand on est bouclés que c’est grave. De plus, on a cette chance que je connais bien le bled.

Il n’avait pas fini de parler qu’une sonnerie de clairon éclata dans la nuit, grave, prolongée.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? sursautai-je.

J’avais jamais entendu un truc pareil. Tout à coup le clairon s’arrêta et reprit, mais avec des notes différentes.

— Ça, répondit Bams, tranquillement, c’est l’alerte, suivie du rassemblement. Ils font donner la garde. Ça va être drôlement complicaresque pour se tirer de là, mon pote.

— On va tout de même pas se laisser avoir comme des enfants de chœur.

— Non, dit Bams. Et on se défendra. Mais faut faire fissa. Dans cinq minutes, t’auras toute la meute sur les reins. Ils ont réveillé la compagnie entière. J’y comprends rien. L’un des troufions, tu l’as complètement siphonné, et moi, le mien, il est mort. C’est pourtant pas un de ces types qui est allé porter le pet à la Place. Alors ?

— J’ai compris, moi. C’est le nommé Bolduc qui a dû se charger du travail.

— Bolduc ? Tu crois ?

— Il y a des chances. T’as entendu ce qu’il disait. Il ne veut pas être fusillé. Il l’a assez répété. Alors, la deuxième fois, il a dû avoir encore plus la trouille et il est certainement allé raconter ses malheurs aux Chleuhs.

Tout en parlant à voix basse, nous suivions précautionneusement le chemin de terre qui emportait nos paroles et les étouffait. C’était bien le diable si quelqu’un pouvait, non seulement piger ce que nous disions, mais même nous entendre.

Bams serra les poings.

— Ce mec-là, dit-il, est encore plus sordide que je ne pensais. Mais je te jure bien que si je sors vivant de cette histoire je le retrouverai, même si je dois passer dix ans à cavaler derrière. J’en ferai du… Vingt-deux !

En prononçant ces paroles, il se jeta à plat ventre derrière un buisson de ces plantes semi-grasses que les paysans appellent ars. J’aperçus, à temps, un groupe de Chleuhs qui passait de l’autre côté du chemin. Je plongeai à mon tour et me retrouvai à côté de mon pote, le nez dans le buisson, et pas content du tout parce que cet arbuste ça pue, je vous dis que ça.

Ras content et pas rassuré, je me demandais si les types nous avaient entendus. C’était bien improbable parce que, non seulement le vent avait complètement effacé notre murmure, mais encore ils faisaient tellement de boucan, avec leurs bottes, qu’ils n’auraient pas entendu un char qui leur aurait trotté dans le dos.

Maintenant, bien sûr, la seule chose qu’on pouvait demander, c’est qu’ils passent tranquillement leur chemin et nous foutent la paix. Ils devaient être en train de patrouiller, mais nous, on était bien planqués, et tant qu’il ne leur prendrait pas l’envie de passer dans notre coin on était tranquilles.

Ils s’éloignèrent, en effet, sans histoire.

— Le seul endroit où ils ne viendront sans doute pas nous chercher, c’est la plage, dit mon copain. D’autre part, si on y arrive, nous aurons peut-être des chances supplémentaires de nous en sortir ; on peut la suivre jusqu’à la falaise. Ce sera certainement duraille pour passer sur les rochers, car c’est un amas apocalyptique, sans cesse battu par la mer, mais c’est le seul chemin. Là, il n’y a pas de mines, ni de sentinelles.