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— Comme tu veux, répondis-je. Si tu me demandais de te conduire à Pigalle, ça boumerait, je connais le coin comme ma poche, mais ici, où c’est la première fois que je fous les pieds, je n’ai pas eu seulement le temps de faire un tour dans le patelin. Je te laisse la direction des opérations.

Toujours couchés, on attendit que les troufions se soient assez éloignés puis on se releva pour reprendre la route, droit à la mer. On n’y voyait que dalle. Seule luisait un peu dans la nuit la tache claire du sable. Au-delà, c’était un abîme noir. C’est à peine si le grondement immense de la mer et, à espaces réguliers, l’écrasement de la vague, étaient perceptibles.

— Une fois dépassée l’agglomération, dit Bams, nous sommes sauvés. Les boches ne viennent jamais de ce côté. Ils n’ont rien à y foutre. Mais faut suivre toujours le bord de l’eau.

— C’est difficile d’en être plus près, dis-je. Une vague, en effet, avait eu le temps de me rattraper et maintenant mes godasses étaient pleines d’une eau glacée à laquelle se mêlait le sable impalpable. Ma parole, j’en arrivais à boiter, et ça contribuait à retarder notre marche.

— Où allons-nous comme ça ? demandai-je.

— À La Franqui. C’est une autre plage, de l’autre côté de ce tas de cailloux. Là, on n’est pas connus. Demain matin, on fera semblant d’arriver par le train. Comme ce ne sont pas les mêmes armes qui sont cantonnées là, les types ne se connaissent pas et, avec un peu de chance, on peut passer inaperçus.

— C’est loin ?

— Il y a bien trois kilomètres d’acrobaties à faire dans les roches, et des fois dans la baille.

— Ça promet de la joie.

On marchait côte à côte, le plus rapidement possible, bousculés par le vent, mitraillés par le sable, trempés par la pluie qui commençait à se mettre de la partie, elle aussi, comme si ça ne suffisait, pas les emmerdements terrestres, et qu’il soit indispensable qu’on ait aussi les emmerdements du ciel.

Tout à coup, je levai la tête, par le plus grand des hasards, et je le vis. Il était debout devant nous, dans sa capote, les jambes écartées, le flingue sur l’épaule, debout dans le vent et la clameur de la mer, immobile, comme la statue du malheur.

Et il barrait la seule route qu’il nous restait. La route de la vie.

Cette fois, plus d’histoire, fallait entrer dans le baroud. Du reste, au point où on en était !

CHAPITRE 10

Je me laissai tomber à genoux dans le sable de manière que ma silhouette soit invisible. La confuse clarté du ciel nous avait permis de repérer le type. Il se découpait là-dessus en ombre chinoise. Il était immobile, pesant, carré, et, dans l’obscurité, donnait une impression de force herculéenne. Son flingue agrémenté de la baïonnette le prolongeait comme une antenne, et son casque rond lui conférait un aspect monstrueux. On pensait en le regardant à un Martien ou à quelque phénomène d’une autre planète.

Bams, lui aussi, s’était accroupi. Je me demandais sérieusement ce qu’on allait faire. Cet animal nous coupait carrément la route, la seule route que nous puissions emprunter pour nous tailler de ce traquenard, et, manque de pot, celui-là, on ne pouvait même pas le fusiller. Les coups de pétard s’entendraient dans tout le patelin et ameuteraient les Chleuhs qui patrouillaient à notre recherche. Et alors ce serait fini, car on aurait grillé notre dernière chance.

C’était à Bams de jouer. Je l’avais déjà vu travailler, pendant la guerre, je savais comment il se débarrassait des sentinelles, quand on partait en patrouille, là-bas, vers l’Est, dans la nuit blanche de neige.

Des fois, on avait fait ce boulot par moins vingt, dans les bois givrés où les branches craquaient comme des coups de pistolet, les yeux écarquillés, cherchant le boche planqué quelque part devant, flairant l’embuscade, essayant d’éviter les mines. Et tout ça, avec une immense frousse dans les tripes, l’atroce impression de se balader dans un décor truqué où on ne pouvait recevoir que des châtaignes. Et il y avait des mecs qui appelaient ça la drôle de guerre ! Ça se voit qu’ils n’y étaient pas.

Bams, lui, dans les commandos, il avait le rôle très spécial, un rôle affreux, qui ne lui coupait d’ailleurs pas l’appétit, ne l’empêchait pas de boire ni de se marrer comme les copains.

Je poussai mon coude dans les côtes de mon pote. Il se tourna vers moi et me regarda. À l’endroit de ses yeux, je voyais deux trous sombres, comme dans une tête de mort. Le vent secouait sa chevelure courte.

Je passai lentement ma main sur mon mollet, d’une manière significative. Bams hocha la tête. Il avait compris. Tout à coup, il se redressa d’un bond. Quelque chose luisait dans sa main, d’un éclat mat. Une demi-seconde, il resta debout près de moi, ramassé, les bras écartés. Soudain, il se rua en avant et sauta sur les épaules de la sentinelle, comme un chat. Parole ! ce gars-là se souvenait de ce qu’il avait appris au baroud et il était en pleine forme, par-dessus le marché.

Seulement le boche était costaud. Bien sûr, l’attaque silencieuse et brutale, dans ce coin désert, l’avait surpris, et de ce fait ses défenses étaient réduites, mais il tenait vachement le coup. J’avais suffisamment assisté à des histoires de cet ordre pour savoir qu’en principe le type qui reçoit brutalement un gars sur les épaules va au sol du premier coup.

Or le Chleuh était toujours debout et je commençais à me faire de la mousse. Je me relevai à mon tour et m’approchai. Il me semblait que cette affaire était anormalement longue.

C’est alors que je pus voir toute la scène. Bams avait passé son bras gauche sous le menton du boche, lui coupant la respiration. Le soldat, les mains agrippées à ce bras qui l’étouffait, essayait vainement de se libérer, remuait les épaules en grognant, comme un taureau sous les banderilles.

Et soudain, le bras droit de Bams prolongé par cet éclair d’acier se tendit puis se replia. Le grognement se fit plus rauque. Le Fritz se tourna vers moi. Par-dessus son épaule je voyais le visage de Bams crispé par l’effort, avec un sourire sardonique abominable, un rictus qui contenait toute la haine, toute la peur et toute la rage. Ça avait quelque chose de diabolique, cet homme accroché aux épaules d’un autre, tandis qu’en appuyant sur le couteau, de toutes ses forces, il lui tranchait la gorge, lentement, implacablement, d’une oreille à l’autre.

Le Chleuh, avec cette lame dans le gosier, c’était fatal qu’il ne pouvait guère l’ouvrir. Pour ce qui était d’appeler à l’aide, faudrait repasser. Il commençait même à tituber.

Bams, brusquement, le lâcha et d’une secousse arracha le surin. Un flot de sang gicla de la carotide sectionnée. Le boche était toujours debout, face à nous, il nous regardait avec des yeux exorbités, le visage égaré d’horreur, d’épouvante et aussi d’étonnement. J’ai jamais vu un type avec une expression plus abominable. Il ne comprenait encore rien à ce qui lui arrivait.

Le fait est que se balader tranquillement dans la nuit, dans le secteur le plus calme de toute la guerre, puisque l’ennemi était à plus de deux mille kilomètres de là, en attendant que le copain vienne vous relever et se faire saigner comme un porc par deux civils qu’on n’a jamais tant vus, il y a de quoi l’avoir sec.

Bams recula de trois pas, la lame sanglante toujours dans la main, prêt, si ça ne suffisait pas, à achever l’homme. Mais ce fils d’Hitler fit, lui aussi, trois pas en arrière, les mains nouées autour de la gorge d’où le sang pissait. Puis il tomba en avant, roula sur lui-même. Une tache sombre commença à s’élargir sur le sable sec.

Bams se rapprocha de lui et, comme il l’avait fait à Lyon, il essuya tranquillement la lame à la capote du macchabée, referma le couteau, le remit dans sa poche et revint vers moi en souriant, aussi tranquille que s’il venait de tuer un lapin.