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— Si tu veux me croire, dis-je, faut se grouiller. Je ne sais pas à quelle heure ils vont relever les sentinelles. Jusqu’à ce moment-là on est tranquilles, mais lorsqu’ils auront trouvé ton égorgé, ça va chauffer.

— Ça chauffe déjà, dit Bams tranquillement. J’en ai mis un en l’air tout à l’heure à coups de pétard. C’est ce que tu as entendu.

— Hé ben ! fis-je, tu as le coup pour faire des gaffes, toi. Comment qu’on va se débrouiller, maintenant ? Cette falaise va devenir un enfer. Il y a d’abord eu la bagarre dans le bar, les coups de soufflant, la frottée qu’on a mise aux deux soldats venus nous arrêter, l’inévitable exécution de celui-ci. Mais que tu fasses cavalier seul et que tu soignes d’autres mecs sans nécessité, c’est pas de jeu. Ils vont s’imaginer avoir affaire à une véritable organisation de tueurs. Ils vont tout remuer. Et maintenant, je te le dis, pour faire du renseignement dans ce coin, c’est macache.

On marchait rapidement dans le sable mouillé, le long de la côte en contrebas. C’était plus facile pour aller vite que dans le sable sec où on enfonçait. Là, c’était plus solide, partant moins fatiguant. Il fallait ménager nos forces. J’avoue que je commençais à être crevé et j’en avais marre de ce boulot. Quelle journée, bon, Dieu ! Fallait vraiment qu’on soit marqués comme Caïn, nous aussi, pour être obligés de cavaler toute la nuit.

Surtout qu’on partait au hasard. Au hasard de la balle mieux envoyée que les autres, de la rencontre avec une patrouille, du faux pas sur le rocher glissant et de la chute dans les vagues qui fonçaient sur la falaise avec des chocs sourds, comme sur un butoir. Si on dégringolait là-dedans, on était bons, faits comme des rats, destinés à engraisser les crabes et les crevettes.

Car maintenant nous étions arrivés à la barrière rocheuse qui séparait les deux plages sur des kilomètres. Je m’écorchais les mains aux coquillages incrustés dans le calcaire. De temps en temps, je glissais et je me tordais les pieds dans quelque anfractuosité. C’était un boulot de bagnard. On aurait condamné à ça les mecs de Centrale ils se seraient révoltés. Ils auraient encore préféré la salle de discipline.

— On arrive bientôt ? demandai-je.

— Tu as le temps ! On n’a pas fait le tiers de la route et on est encore dans le passage le meilleur.

— Le meilleur ? m’écriai-je. Hé ben, Bon Dieu, j’arriverai jamais vivant.

— On voit que t’es un homme de la ville, répondit sentencieusement Bams. Moi, je suis un montagnard. Qu’est-ce que j’ai pu faire comme balades dans les Pyrénées, avant la guerre ! Et c’était bien pire que ça.

— Oui, mais c’était en plein jour.

— Possible. N’empêche qu’ici c’est une vraie rigolade.

On finit quand même par arriver dans un coin, sous la falaise, une anse abritée non seulement du vent mais des regards indiscrets. C’était un abri sous roche tapissé de plantes grasses. Cela avait à la fois un air sauvage et doux. Ici, on pouvait au moins se reposer quelques instants, le temps d’en griller une.

— Qu’est-ce que j’ai pu faire dans ce coin comme parties de jambes en l’air ! dit Bams. Je les amenais toutes ici. C’était d’autant plus rare que je sois dérangé que, l’été, il y a un rideau de hautes herbes devant et que tu entends le moindre bruit insolite. Tu peux voir et entendre alors qu’en ce qui te concerne les autres sont aveugles et sourdingues.

— Ça vaut quand même pas une chambre d’hôtel à Pigalle.

— On dit ça, répliqua mon pote en hochant la tête, mais ici t’es au grand air, tu as le parfum iodé de l’eau, l’odeur chaude des romarins et des lavandes, et puis ça ne te coûte pas un rond. Il me semble que j’oserais jamais amener une jeune fille, je veux dire une pucelle, dans une chambre d’hôtel.

— Oui, mais d’ici tu sors poussiéreux et meurtri.

Il avait suffi que je parle de Pigalle. Dans ce noir absolu où l’on n’entendait que la mer et les hurlements diaboliques du vent, sur cet écran noir que j’avais devant les yeux, une image venait de se dessiner. Un coin du boulevard de Clichy, entre Pigalle et Blanche, les arbres maigres, les taxis, l’odeur d’essence, le parfum de limonade des bistrots. C’était l’été, et pas n’importe quel été, l’été trente-neuf où vivre était d’autant meilleur qu’on sentait venir la rafale. Quel temps, Bon Dieu ! Un air chaud, brûlant. L’asphalte fondait, la rue sentait le naphte, le ciel était éclatant et on marchait allègrement dans cette odeur de vie, dans ces parfums de femmes et d’apéritifs. Le dimanche, je partais avec ma poupée. On allait danser sous les ombrages immenses de Robinson, ou bien on poussait jusqu’à l’Isle-Adam. Quand on avait trop fait la grasse matinée, on se contentait de Suresnes ou de Villiers-sur-Marne. Et si on avait passé l’après-midi à faire l’amour, on prenait simplement le métro jusqu’à la Porte Dorée et on allait se taper l’apéro dans l’île du bois de Vincennes. On était bien un peu fauchés, on roulait pas sur l’or, oh non ! mais on avait vingt ans, on s’aimait, on avait des forces neuves et on ne croyait pas à la guerre, parce que, vraiment, ça nous paraissait trop con.

— On y va ? dit Bams.

Ça me réveilla de mon rêve. Et voilà. Maintenant, on était en plein dans le bouillon. Ma gosse était morte et moi, au point où j’en étais, je ne valais guère mieux. Quand je pensais aux guinguettes de la Marne et que je me voyais, maintenant, accroché à ces rochers battus par les vents et les embruns, bougrement occupé à me barrer pour sauver ma maigre paillasse, ça me paraissait pas vrai. Non pas que je sois là, mais les guinguettes. Ce qui prouve qu’on s’était tellement adaptés à cette saloperie de guerre qu’on trouvait ça tout naturel. Y avait des moments, bien sûr, comme tout à l’heure, où le goût du bonheur vous revenait brusquement dans la bouche en même temps que le goût de l’été. On retrouvait alors un sourire oublié de femme, la saveur d’un baiser ou le grincement d’un manège de fête foraine.

Ici, le vent se ruait à l’assaut de la falaise, peignait la mer à rebrousse-poil, hurlait sa chanson maudite, et, pour couronner, voilà que la flotte se remit à tomber.

Je venais d’escalader un nouveau bloc et de me laisser glisser dans une crevasse que la dernière tempête avait à moitié remplie d’eau, ce qui acheva de réchauffer mes panards déjà gelés, lorsque j’entendis, dans une saute de vent, des cris au-dessus de nous.

— Planque-toi, dit Bams, ne bouge plus. Les Chleuhs sont en haut. Mais je ne pense pas que ce soient des types qui nous cherchent. Ils gueulent trop fort pour ça. En outre, ils sont tout à fait en haut, sur la butte. Laissons-les s’éloigner. Dans cette nuit d’encre, ils ne peuvent pas nous apercevoir. Mais ce n’est pas une raison pour faire les imprudents. Du reste, maintenant on arrive dans un coin, c’est le plus vache de toute la côte. La falaise est complètement à pic. Au-dessous c’est la flotte, y a pas le moindre rocher pour te retenir, si tu glisses tu y as droit, tu vas à la mer.

En effet, si le trajet précédent avait été plutôt acrobatique, celui-ci, c’était une véritable voltige. Fallait, dans le noir, tâter de la main et du pied les pitons rocheux, vérifier leur solidité avant de s’y accrocher parce que, dans ce foutu chantier, rien ne tenait bien fort. J’avançais kif-kif les crabes, de côté, collé à plat-ventre à la paroi comme un timbre poste. Bams me précédait, mais il avait plus que moi l’habitude de ces machins-là, il allait plus vite et, de temps en temps, il était obligé de m’attendre, ce qui l’impatientait. À tel point qu’on finit par s’engueuler… jusqu’au moment où on s’aperçut à quel point la fatigue et l’énervement nous avaient abrutis pour en arriver à s’envoyer des vannes dans la position où nous étions. On ressemblait à des moules accrochées à un rocher et on avait l’air au moins aussi idiots.