— Arrête un peu ton charre, dit soudain Bams, autrement on est là jusqu’au jour et ce n’est pas à conseiller. Si on se fait épingler par les Chleuhs dans ce coin-là, ça risque de sentir le brûlé.
On se remit en route. Heureusement qu’on était pratiquement arrivés. Je veux dire que le plus sale coin était passé. Je retrouvais, du coup, cet entassement de foutus rochers presque avec joie. Et, un kilomètre plus loin, le supplice était fini. On prit pied sur une sorte de prairie entourée de tamaris, cerclée de vignes que l’herbe, depuis le temps que le propriétaire ne pouvait plus s’en occuper, avait envahies. Je me sentais léger, fallait voir, tellement j’en avais bavé à traverser cet amoncellement titanesque.
— Viens, dit Bams, et vas-y mollo, on arrive à un escalier qui aboutit à la première villa du patelin. On va passer par-derrière parce que ça m’étonnerait qu’il n’y ait pas de sentinelle. Comme ça si on lui tombe dans le dos on lui racontera une histoire et on risquera moins d’être pris en défaut.
Fallut encore escalader des grilles, des haies, traverser des jardins. Je marchais comme un automate, j’étais abruti de fatigue et de dégoût. Je me serais laissé tomber sur l’herbe et je me serais endormi là, tout de suite, malgré le froid, malgré mes vêtements trempés, malgré le souffle glacé de la tempête. Bams, du reste, malgré sa grande gueule, il ne valait guère mieux.
Enfin, on finit par sauter sur une route blanche, que des villas abandonnées encadraient. Derrière nous, comme Bams l’avait prévu, il y avait une sentinelle. Elle nous avait vus, ça ne faisait pas de doute, mais du moment qu’on ne s’approchait pas d’elle, elle s’en foutait. Elle obéissait aux ordres qui devaient être formels : ne laisser passer personne venant de l’extérieur. Pour l’intérieur, c’était une autre histoire et le troufion s’en foutait.
Mais juste à cet instant, droit devant nous, on entendit le bruit de bottes de la patrouille. Elle n’était pas à vingt mètres, derrière ce coin de rue.
CHAPITRE 11
J’en ai marre, marre, marre ! dis-je en posant mon cul sur une caisse de cartouches vide. J’en ai par-dessus la tête de ce boulot-là ! Je me demande ce qui m’a pris de me mêler à toutes ces salades ? On était peinards au maquis de Sournia, on n’avait qu’à y rester.
— Alors là, c’est vraiment pas de ma faute si on n’y est pas encore, répondit Bams. Faut être juste, mon pote, faut reconnaître que j’ai tout fait pour te dissuader de quitter le coin. Je savais très bien qu’en bas c’était pas de la tarte. Mais toi, y a rien à faire, t’es un homme des villes. Si tu n’as pas la rue devant toi, même si elle est pleine de Chleuhs, t’es pas content.
— Je m’emmerdais, mon pauvre vieux, tu peux pas savoir à quel point. En plus, tu sais, moi, la campagne, c’est bon l’été. L’hiver, ça me fout le bourdon.
— Tu avais tout pour être heureux. Tu étais considéré par tous comme un caïd et tu avais une pépée tout ce qu’il y a de luxueux. Des frangines comme Consuelo ça ne se trouve pas à chaque coin de rue. J’en ai vu, des gitanes, et des chouettes, mais celle-là, mon gars, elle aurait damné un régiment de trappistes. Elle avait des yeux ! Et des seins ! Quant à ses fesses, elles se passent de commentaires.
— Ça va, répondis-je, t’excite pas tout seul, laisse tomber. Ce qui est certain pour l’instant c’est qu’on est dans une mélasse noire.
— Faut pas te frapper. On s’est sorti de pire que ça. Pour l’instant, on est bien planqués. Demain, il fera jour.
Il était d’un optimisme, ce mec-là, qu’on peut presque qualifier de béat. En voilà un qui ne se cassait pas la tête, ça non. Il n’était pas méridional pour rien, Bams. Il voyait tout en rose.
— Tu as de la veine d’être satisfait à ce point, répliquai-je aussi sec. Moi, je ne vois rien de marrant dans notre situation. Ce que je sais, c’est qu’on a buté au moins deux « vert-de-gris ». Si tu crois que les Allemands vont passer ça au compte profits et pertes, tu te goures, et comment. Tu vas voir le ramdam qu’ils vont faire. Je suis certain qu’ils sont en train de patrouiller dans tout le décor. Si jamais un pauvre mec a le malheur de sortir pisser et de se faire agrafer, ils vont le liquider en moins de deux ou, à tout hasard, ils l’enverront en Silésie, dans les mines de sel, histoire de ne pas commettre d’erreur.
— Je te dis que c’est pas la peine de te biler. Je ne prétends pas qu’on soit tirés d’affaire, mais, pour l’instant, on est libres, non ? Alors ? Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Et je te répète que demain il fera jour.
— C’est ce que je me demandais, dis-je, sombrement. Je commence à croire que la nuit est descendue sur le monde et particulièrement sur ce bled pour un siècle ou deux.
— C’est l’impression que j’ai eue la première fois que j’ai vu les boches chez moi.
— Moi, répliquai-je, ce n’est pas une question morale, c’est physique. C’est pas possible : on en sortira jamais, de ce cirage.
— C’est le vent qui te déprime. C’est parce que tu n’y es pas habitué.
— Ah ! fis-je agacé, fiche-moi la paix avec tes histoires d’habitué ou de pas habitué ! On est dans la merde, voilà la vérité, et on va avoir un mal de chien à s’en tirer. Cette falaise entourée de mines et de barbelés, c’est une ratière et qu’est-ce qu’on a eu de plus pressé, en entrant là-dedans ? C’est de bouleverser l’ordre établi en plongeant dans la bagarre. On n’est pas à la fête à Neuneu ici.
— Laisse tomber, dit Bams, en allumant une cigarette, on n’est pas encore morts.
— Morts !
Ma parole je m’en foutais. J’en étais arrivé à un tel point d’écœurement que j’aurais préféré ça, à condition d’en finir tout de suite. Le monde me paraissait déserté par le bonheur.
C’était le règne catastrophique des emmerdements, tant personnels que nationaux.
Dehors, le vent hurlait toujours. On aurait dit que le Bon Dieu devenu enragé, subitement, était en train de se flanquer une frictionnée avec Satan. Et par-dessus tout cela, en fond sonore, le mugissement grave de la mer.
Heureusement encore qu’on était à l’abri. Sitôt qu’on avait entendu les pas de la patrouille, on était partis à fond de train, on avait plongé dans une villa par la fenêtre ouverte, cassée. Les types des chantiers, à moins que ce ne soit les doryphores, avaient enlevé les montants, sans doute pour les brûler. Ce qu’il y avait de bien, c’est qu’on ne risquait pas de tomber sur des locataires. La baraque était tellement délabrée qu’un klebs lui-même aurait refusé d’y coucher par crainte de recevoir le toit sur la tête. Mais nous, on n’en était plus à une tuile près, c’est bien le cas de le dire, et fallait quand même passer la nuit quelque part. Pour l’instant, fallait surtout se cacher.
On venait juste de se jeter à plat ventre contre le mur, au ras de la croisée, lorsque les Fritz avaient tourné le coin de la rue. Sans faire de boucan — ou le peu qu’on avait pu faire le vent l’avait emporté. Aussi, tout s’était bien passé. Nous étions restés immobiles, le souffle arrêté et, dans le ventre, une étrange sensation de trouble. La trouille. À tout hasard j’avais tiré mon Luger. Dans notre situation, en effet, valait mieux risquer le tout pour le tout, et en tout cas ne pas se laisser prendre vivants. Pour ma part, j’avais l’intention d’en liquider quelques-uns avant de me laisser cravater, mais les types étaient déjà passés. Ils n’avaient rien vu. Cette fois, on s’en tirait encore.