Mais quand je m’étais relevé j’étais complètement écœuré. Je ne sais pas si ça tenait à la fatigue, mais le fait est que j’en avais ma claque de cette vie de fauve traqué.
— Avec tout ça, repris-je, ce qu’on fait ici et rien c’est du kif. On joue au petit soldat, ni plus ni moins. On est venus ici avec une mission précise, faucher les plans des fortifications et le relevé détaillé des installations militaires. Or, maintenant, on est tricards dans la moitié du secteur et, dans l’autre, faut toujours être sur le qui-vive. Tu conviendras que travailler dans ces conditions n’est pas une sinécure.
— D’accord, répondit mon pote, mais il faut quand même essayer. Ça ne devrait pas être trop difficile de relever le topo, puisque, tant qu’on n’est pas repérés, on nous prendra pour des ouvriers comme les autres. Faut pas espérer, bien sûr, retourner à Leucate gratter à l’entreprise Bulière, ni même remettre les pieds dans le coin, mais ici n’oublie pas qu’on est des nouveaux venus.
— Des nouveaux venus ! ricanai-je. Ils vont avoir de la gueule, demain, ces nouveaux venus, trempés comme des chiens de chasse après l’orage, et couverts de boue et de plâtras, par-dessus le marché. Sans parler, bien sûr, d’une barbe de clochard et du fait qu’on a paumé le peu de frusques qu’on avait pu acheter. J’ai même plus de brosse à dents.
— Si tu crois que les Frizés font attention à ces détails !
— Et d’abord comment qu’on va se présenter, demain ? Je veux dire tout à l’heure, parce que demain, déjà, c’est aujourd’hui.
— J’ai une combine. La plus simple du monde.
— Vas-y. Accouche.
— Je sais pas si tu l’as remarqué, les sentinelles ne cherchent de crosses qu’à ceux qui entrent, pas à ceux qui sortent. Donc on va sortir paisiblement, dès le point du jour, avec une pioche qu’on trouvera bien le moyen de faucher quelque part. On passera comme une lettre à la poste, le planton croira qu’on s’en va à l’extérieur en commando. Après tout c’est pas un camp de prisonniers de guerre, ici, c’est un chantier.
— Je suis moins sûr que toi du résultat.
— Il n’y a pas trente-six moyens, faut parer au plus pressé.
Lorsque je me réveillai, c’était le grand jour. Je veux dire qu’un éclair de soleil se baladait sur mes yeux, tranquillement, comme s’il avait été spécialement chargé de mettre fin à mon rêve. Et c’était dommage parce que vraiment, un instant avant d’ouvrir l’œil, j’étais à mi-chemin du paradis. J’étais installé sur un divan bas, avec un poulet froid devant moi sur une table basse et une bouteille de cognac à côté. Une fille, strictement à poil, était étendue sur le lit et me tendait les bras. Et fallait voir comment qu’elle était baraquée, la fille : un vrai morceau de roi. Et moi j’étais embêté parce que je me demandais, comme l’âne de Buridan, ce que j’allais faire en premier lieu, bouffer le poulet ou baiser la frangine. Les deux me faisaient envie. Et voilà ce que c’est, d’être si tarte, le soleil, en me réveillant, m’interdit l’un et l’autre. Je me retrouvais à l’endroit où je m’étais étendu quelques heures auparavant, la tête sur la caisse de cartouches et les panards dans la flotte. Il faisait un froid de canard. Le soleil avait beau reluire à tout berzingue, il ne chauffait que dalle, on était toujours en hiver. Et toujours le vent chantait, au-dehors, sa chanson malsaine.
J’étais aussi courbaturé que si j’avais passé la nuit au quart après avoir été tabassé pendant des heures par les flics de mon quartier. J’eus un mal de chien à me relever. Et on partit, Bams et moi, à travers le grand parc de pins, direction : la gare.
Tout se passa comme Bams l’avait prévu. Il connaissait le coin et ses mœurs et il ne s’était pas foutu dedans. On réussit à piquer chacun une pioche dans une baraque ouverte et on doubla la sentinelle avec un bonjour qu’elle nous rendit. Pour ces mecs, qui ne pensaient qu’au boulot, une pioche c’était le meilleur des laissez-passer. Au demeurant, le planton, ça le faisait marrer de nous voir partir boulonner pour la Grande Allemagne. Surtout qu’on n’était pas en tenue. On portait encore nos costumes de ville et ça devait nous donner une allure assez comique.
— On va aller à la gare, dit Bams, sitôt qu’on fut sortis des barbelés. On foutra les pioches dans un puits et on reviendra tranquillement, comme si on débarquait du dernier train. La sentinelle sera changée et on lui racontera, si elle nous demande quelque chose, qu’on vient chercher du travail. Comme ça, en a un alibi sur mesure. Ça peut pas être nous qui avons dessoudé les autres phénomènes étant donné qu’on était à Perpignan. Ils iront pas chercher plus loin.
Je ne répondis pas. J’avais même perdu le goût de la vie. Je me foutais du tiers comme du quart. Je marchais comme un robot, bousculé par le vent de février qui s’acharnait à dépouiller les amandiers de leurs fleurs blanches. Il y avait un coin, notamment, on aurait dit un jardin d’Ispahan, avec ce peuple d’arbres en fleurs. Malheureusement, il était miné lui aussi et valait mieux pas aller voir de trop près.
Tout à coup Bams posa sa main sur mon bras et s’arrêta.
— Vise un peu, dit-il.
Nous étions arrivés à un angle de la route et nous dominions la petite gare. Un train de marchandises était arrêté sur une voie de garage. Le terre-plein était tellement vert d’uniformes qu’on se serait cru au printemps. Seulement les troufions portaient tous, accroché à la ceinture, un casque blanc.
Sur la route qui venait du village, celle que nous avions suivie la veille, un long convoi de charrettes, de voitures et de soldats serpentait lentement. Personne ne chantait, ce coup-ci. L’enthousiasme, merci beaucoup. Quand on va se faire arranger la cravate en Russie, qu’on en a déjà tâté, ou qu’on sait, en tout cas, que les trois-quarts d’un régiment fondent là-bas comme une glace sur un poêle, on n’a guère envie de faire les mariolles.
— Mais ils foutent le camp ! dis-je.
— Ça m’en a tout l’air, répondit Bams. La compagnie décroche. Ils vont voir en Russie comment ça se passe. Les aviateurs aussi mettent les bouts. Ça, pour nous, c’est une drôle d’affaire. Les mecs avec lesquels on s’est bigornés, pour nous reconnaître c’est macache. Je crois qu’on va pouvoir retourner à Leucate comme si de rien n’était. Malheureusement, à Leucate, il y a encore l’autre phénomène, le nommé Bolduc. Celui-là, il est prêt à nous dénoncer à n’importe qui. Il sait trop que sa vie tient à un fil.
À ce moment-là, je me sentis devenir blanc.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda Bams.
Je ne répondis pas. Quelque chose me serrait la gorge. Quelque chose qui était la colère, car je venais d’apercevoir Bolduc sur le quai de la gare. Il se dirigeait vers les waters.
— Reste là, répondis-je, d’une voix que je ne reconnaissais pas moi-même. C’est pas la peine qu’on nous repère ensemble. On nous a déjà trop vus.
Je traversai vivement la route et descendis par le petit escalier qui mène à cette espèce d’abri relatif qu’on a construit pour inciter les voyageurs à la patience.
— Où vas-tu ? demanda Bams. Fais pas le con !
Je savais que c’était dangereux, je savais ce que je risquais, mais vraiment je ne voulais pas laisser ce compte en arrière. Fallait que je le règle, et tout de suite. Si je rencontrais un boche de connaissance, j’étais marron. Tant pis.
— Espèce d’andouille ! cria Bams.
Je l’entendis à peine. Je courais comme un dératé. Je dégringolai les escaliers, passai à quatre pattes sous les tampons, au risque de me faire buter dix fois.