Les Allemands grimpaient dans leurs wagons à bestiaux, en chaîne, l’un après l’autre. Ils se foutaient de moi comme de leur première gretchen.
Personne ne faisait attention. Pour eux, j’étais un civil qui avait peur de louper son train.
Je fonçai vers les waters. Je ne tenais pas du tout à ce que cette espèce de tante de Bolduc me file entre les doigts. Et Dieu sait s’il s’en était fallu d’un poil. On ne serait pas venus à la gare, il prenait un train quelconque et bonsoir la compagnie.
Les lavabos étaient dans une baraque à part, très à l’écart de la gare. J’arrivai pile devant la porte comme Bolduc en sortait.
Lorsqu’il me vit, il s’arrêta et s’appuya au chambranle. Il en tremblait, la vache, il grelottait d’une frousse rentrée, il essayait bien de tenir tête, de faire le fier, mais son regard disait sa détresse, sa pauvre détresse d’homme qui va mourir.
— Alors ? dis-je, en sortant mon feu de ma poche. On joue au petit soldat ? On continue la saine tradition des mouchards et des indics ? On veut faire fusiller les copains ?
— J’ai jamais voulu ça, répliqua l’autre, d’une voix suraiguë. Je ne voulais pas me faire fusiller, moi, voilà.
— T’as vraiment pas de pot, alors. Ou bien c’était ton destin de crever avec du plomb chaud dans les tripes. Tu te souviens de ce que je t’ai dit, hier soir ? Tu vas y passer, mon pote.
— Non ! hurla-t-il.
— Ta gueule ! Et tâche d’être plus discret. Si tu continues à hurler, je te fais bouffer mon flingue, compris ?
Je ne savais plus où j’étais. C’était un peu comme lorsque j’avais flingué Hermine. Je marchais dans le brouillard. Tout avait perdu son relief, tout était plat, comme au cinéma, et semblait irréel. Je ne savais plus très bien où j’étais et même ce que je foutais là. C’est peut-être ça qu’on appelle l’ivresse du meurtre.
— Non ! répéta Bolduc. Il avait levé les mains et il reculait jusqu’au fond de l’in-pace.
— Tiens, salope ! répondis-je.
Les trois coups claquèrent. Bolduc se plia en deux avec une grimace, les deux mains sur le ventre.
— Tiens ! répétai-je, rageur, en lui expédiant la quatrième bastos entre les deux yeux.
Son crâne parut éclater et il dégringola juste dans les chiottes. Alors, je ne sais pas si c’est la fatigue, l’énervement ou si ça venait de ce que je commençais à vieillir, mes nerfs me lâchèrent brusquement et je me mis à rire comme si on venait de m’en raconter une gratinée.
Dehors, quelqu’un galopait vers la porte, ventre à terre. Je n’entendais plus que ce bruit qui grandissait d’instant en instant, ce claquement des bottes sur le ciment, qui se rapprochait.
Alors je me tournai vers la porte, le cadavre dans mon dos, le flingue braqué et, d’un coup de pouce, je fis sauter le cran d’arrêt que j’avais remis.
Le gars qui entrerait aurait fini de rire…
CHAPITRE 12
— Toi, dis-je à Bams lorsqu’il se heurta au canon braqué de mon feu, tu finiras de mort violente, ça te pend au nez comme un sifflet de deux ronds, avec tes manières de me cavaler derrière sans te faire connaître. Il s’en est fallu d’un poil que je te dessoude. N’importe quel pierrot qui serait venu ici même avec l’innocente intention de pisser prenait la dragée en plein cigare. Ça a été un miracle que je ne te flingue pas.
— Qu’est-ce que tu as encore fait, andouille ? grommela le Catalan en me bousculant.
Il vit le cadavre de Bolduc, écroulé dans la cuvette, avec son sang qui coulait à flots pressés.
— Tu l’as buté ?
— Non, ricanai-je, il s’est suicidé. Il était devenu neurasthénique, il avait marre de la vie, qu’il m’a dit. En outre, il avait des remords, because sa vie passée de truand à la graisse de bourrique. Avant que j’aie pu faire un geste, il m’avait fauché le pétard et bing ! bonsoir m’sieu-dames, il était déjà en train de cogner chez saint Pierre.
— Tu me fais mal, répondit Bams, en haussant les épaules. C’est à croire que tu cherches les emmerdements. Qu’est-ce qui t’a pris d’envoyer ce mec en l’air à cent mètres d’une compagnie de Chleuhs que leur train de plaisir amène à Stalingrad ? Tu penses qu’ils sont pas déjà salement énervés.
— Ils ont entendu ?
— Rien du tout. Avec le vent qu’il fait, on n’entendrait pas éclater un obus. C’est une veine que tu as. Mais ça fait rien, c’est drôlement imprudent !
— C’est toi qui as le culot de me dire ça, m’écriai-je en croisant les bras. Ben mon colon ! Faut que tu sois gonflé. Tu as déjà lessivé deux Fridolins dans ce patelin pour ton compte personnel, et tu me reproches d’avoir ratatiné cette salope ? Là, alors, tu me la coupes.
— Je ne sais pas si je te la coupe et je ne te reproche pas d’avoir rectifié ce mec, je te reproche de l’avoir fait presque en public. Si cette andouille n’avait pas eu le bon goût de filer aux lavabos, tu aurais été capable de le mettre en l’air devant tout le monde. Parole, ça devient de l’exhibitionnisme. Tu montres ton feu comme d’autres leur machin.
— Je ne pouvais pas laisser ce type partir tranquillement et aller plus loin continuer son boulot de jean-foutre, non ?
— Non. Mais fallait être prudent.
— Prudent ! Quand un frangin va prendre le train suivant, qui passe dans deux ou trois minutes, on n’a pas le temps d’attendre l’occasion. Faut aller au-devant. Faut la créer.
— Nature, qu’il dit, Bams. Mais je me demande quelle aurait été notre tronche si les Chleuhs avaient pris la position du tireur agenouillé et nous avaient envoyé dans le ventre le plomb qui nous manquait dans la tête.
— Arrête un peu, dis-je tout guilleret. Tu me casses les pieds, avec tes reproches. Je suis pas mécontent de mon boulot. Maintenant, si tu veux m’en croire, on va se casser d’ici le plus rapidement possible. D’abord, parce que les mecs qui nous ont vus entrer tous les trois, les uns après les autres, doivent s’imaginer que nous avons fondé là un club de pédales, et je n’y tiens pas. Ma réputation est intacte à ce sujet et j’ai ma dignité. En outre, le premier gars qui sera pris, devant l’imminence de son départ pour la mort blanche, d’un besoin urgent, il va se trouver nez à nez avec le macchab. Ça finira de lui foutre la révolution dans les tripes et tu vas l’entendre hurler. À ce moment-là, n’importe quel citoyen conscient et organisé aura intérêt à ne pas laisser ses fesses traîner dans le quartier.
— T’as raison, dit Bams. Barrons-nous d’ici au plus vite. Ça sent le brûlé. Je crois qu’on ferait bien de rentrer à La Franqui à toute pompe. On va raconter à la sentinelle qu’on débarque du train et que nous venons chercher du boulot. Tu vas voir comment qu’il va être content, le fils d’Adolf. Quand on leur parle de boulot, ces mecs-là, y se sentent plus.
— Ben, c’est pas mon cas… répondis-je. Mais, dis donc, faut pas oublier, qu’en principe on a besoin d’un laissez-passer pour entrer là-dedans. Et si le type nous reconnaît ?
— Ça ne sera pas la même sentinelle. Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’on risque, maintenant ? Rien du tout. La compagnie avec laquelle on a eu ces salades, tu peux la voir sur le quai de la gare, prête à se transformer en sardines pour entrer dans ces boîtes de conserves de chair à canon. Il doit bien y avoir là deux ou trois zèbres qui ne nous portent pas dans leur cœur, mais jusqu’à présent on a eu la veine de ne pas les rencontrer. Et ils sont en train de décrocher. Alors tu parles ! La relève a dû arriver aux premières heures de la matinée. Les troufions sont déjà installés sur les positions que leurs copains, qui montent en ligne, leur ont abandonnées. Donc, on est tout ce qu’il y a de plus anonyme, de plus innocent. Et d’abord, on a un alibi du tonnerre, on arrive. Parfaitement, on descend du train, nous autres, on n’était pas là et on ne sait pas du tout de quoi ils veulent parler. On est tranquilles, on a flingué le mouchard. Je ne pense pas qu’il y ait d’autres moutons dans la baraque qui nous était affectée. En tout cas, aucun témoin, sauf ce pourri de Bolduc, n’est allé raconter sa vie aux boches.