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— Fais pas l’idiot, dit-il, en me relâchant. Après tout, on ne le lui a rien fait, à cet imbécile. Si tu lui mets une valse, il sera en droit de déposer une plainte et on aura les pires embêtements.

Et quand il parlait de pires embêtements, Bams, il savait de quoi il s’agissait.

— Laisse tomber ce corniaud et taillons-nous d’ici. On va pas se bigorner pour un chien, sans blague ?

— Ne partez pas, dit le type, je vous le défends. Faut que les gendarmes voient à qui on a affaire. Et d’abord, je vous le dis, vous n’avez pas le droit de suivre ce chemin. Y a une route. Si vous passez ici, c’est que vous voulez vous cacher.

— Tout le monde passe ici, répondit mon pote. Même les gendarmes. Alors ? On n’a quand même tué personne, non ?

Aie, aïe, aïe ! Que je n’aimais pas ce mot : tuer ! Il me semblait que ça sautait aux yeux du monde qu’on venait de lessiver un gars, que c’était écrit sur notre figure, avec les aveux dactylographiés et la signature du commissaire en bas.

Les gendarmes étaient encore loin et marchaient vers nous comme si de rien n’était.

— Je te dis qu’il faut foutre le camp, insista Bams. On a du boulot au chantier. On a autre chose à faire qu’à perdre son temps avec un acrobate de cette espèce. Allez, viens !

— Pas du tout ! dit le mec. Et aussitôt, de sa plus belle voix, il se mit à brailler :

— Gendarmes ! gendarmes !

On aurait dit qu’on l’égorgeait. Les Allemands eux-mêmes qui, pourtant, étaient loin l’entendirent et se retournèrent. Ce mec aurait voulu nous faire emballer, il ne s’y serait pas pris autrement. Mais qu’est-ce qu’on lui avait donc fait, à cet enfoiré ? S’il n’était pas dingue, il était ivre, et sans doute les deux.

Les cognes levèrent la tête et hâtèrent le pas. Jusqu’à présent ils n’avaient pas fait attention à nous. Ils étaient passés là, comme tout le monde, parce que ça leur faisait gagner cent mètres et qu’ils étaient à l’abri du vent. Pour le reste, ils s’en foutaient. Ils faisaient leur ronde habituelle. Peut-être, tout au plus, qu’ils avaient à porter un papelard à un pauvre type qui avait été désigné pour partir en Allemagne. Mais en ce qui nous concernait, ils s’en foutaient, ça ne les intéressait pas. Seulement, maintenant que l’autre couillon avait mis les pieds dans le plat, ils ne pouvaient pas faire moins que de nous demander nos papiers. Et alors, après ça, on allait être tout de suite photographiés.

Je ne pouvais plus y tenir, la rogne m’étouffait. C’était rien ce qui m’avait secoué tout à l’heure à côté de maintenant. J’aurais eu la moindre chance de m’en tirer, je sucrais cette salope comme une fraise.

J’en étais à ce point où je n’avais plus de contrôle de moi-même. Et toujours les gendarmes qui se rapprochaient !

Je pris le mariolle par la cravate et le secouai. Un instant, je glissai ma main dans ma poche et sortis à moitié mon feu, mais je le renfouraillai précipitamment. Heureusement que le cheminot n’avait rien vu, sans quoi il nous aurait immédiatement balancés aux cognes. Et tout ce que je souhaitais, précisément, c’est de ne pas être fouillé, sans ça, on était drôlement refaits. Lorsque les gendarmes nous trouveraient, avec chacun un flingue sur nous, ils ne croiraient pas une minute qu’on était partis à la chasse aux perdrix. Sans compter que Bolduc, il n’y resterait pas une éternité, dans les chiottes. Quelqu’un finirait bien par le ramasser. Et alors pour s’expliquer, ce ne serait pas du beurre. Une histoire de tonnerre serait déclenchée et les gars de Vichy en baveraient de joie, de tenir, enfin, des terroristes, des vrais, des mecs qu’on puisse monter en épingle, pour la propagande, parce qu’avec les autres, qui étaient de braves gens et d’honnêtes citoyens qui aimaient pas voir le boche traîner chez eux, les services de M. Philippe Henriot, ils avaient bonne mine.

— Écoute-moi bien, poulet de mes fesses, dis-je en le secouant. Tu nous as foutu les cognes sur le dos alors qu’on t’avait rien fait et qu’on s’était contentés de se balader le long de ta baraque. On n’avait même pas de mauvaises intentions à ton égard. Le jour où je déciderai de faire un casse dans la région, c’est certainement pas ta baraque que j’irai visiter. J’ai pas l’habitude de perdre mon temps et de courir des risques pour la peau, fais-moi confiance. Tout à l’heure, les gendarmes vont être là. Tu leur raconteras ce que tu voudras. Mais je te conseille d’y aller mollo. Mets-toi bien dans la tête qu’on ne t’a jamais rien fait, qu’on t’a même pas cherché de raisons. C’est ton putain de chien pourri qui a essayé de nous bouffer, voilà la vérité. Si jamais tu racontes des conneries à ces braves gens, tu ne dormiras plus la nuit parce que je ne suis pas homme à me laisser aller sans me débattre. Case-toi bien dans la citrouille qu’ils ne me fusilleront pas, que tout ce qu’on a à me reprocher c’est d’avoir suivi ce foutu sentier, par conséquent, en mettant les choses au pire, je vais chercher quinze jours de taule. Or, quinze jours de taule, c’est pas quinze ans, figure-toi. Et quand je sortirai je te ferai passer le goût du pain, je te mettrai les tripes au soleil et j’en ferai des bigoudis pour ma belle-mère, lorsqu’elles seront bien sèches. T’as pigé, fainéant ?

Il avait parfaitement pigé. Si parfaitement qu’il se mit à hurler qu’on l’avait menacé, qu’on voulait le tuer, et des tas de trucs aussi branquignols les uns que les autres. C’est fou le nombre de méfaits dont il nous accusait, à part d’avoir baisé sa femme et pissé dans son puits, fallait croire qu’on avait sur la conscience tous les méfaits du monde.

— On est mal parti, dit Bams. Cet homme va nous faire une telle réputation que je ne nous vois pas blancs. On n’est pas sortis de l’auberge, ou plutôt on en sortira les pieds en avant. Qu’est-ce qu’on a fait de passer par là !

Jusqu’à présent, le cadavre de Bolduc était toujours en train de macérer dans les waters. Personne ne l’avait découvert, c’était plus que sûr, parce qu’autrement les gendarmes n’auraient pas eu le pas si tranquille. Quant aux Allemands, comme Bolduc était civil et français par-dessus le marché, ils s’en foutaient. Mais ils auraient quand même fait assez de boucan pour mettre la gare en révolution.

Mais ça ne préjugeait bien sûr rien de bon. D’autant qu’ils devaient être au courant, les cognes, de nos aventures de la nuit dernière. L’administration française s’était certainement émue de ces histoires. Ces esclaves ne tenaient pas à ce qu’on rende leurs maîtres enragés, par peur des éclaboussures et des coups de pied au cul.

Je repoussai le type si violemment qu’il partit en arrière et alla heurter le mur de sa baraque.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le brigadier, en arrivant à notre portée.

— C’est cet individu qui a essayé de me frapper, dit le cheminot. En outre, il m’a dit que si je l’ouvrais il me descendait.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? dit le cogne, en fronçant les sourcils. Vous menacez les gens, à présent ? Qu’est-ce qu’il vous a fait, ce brave homme ?

— Écoutez, chef, répondis-je, c’est une histoire de fous, cette affaire. On lui a rien dit, nous, à cet homme. On passait et son chien s’est mis à aboyer. On aurait dit qu’il voulait nous bouffer.

— C’est pas vrai, dit le cheminot. Ils ont frappé Toto.

— Qui ça ? dit le cogne.

— Ben, mon, chien, quoi. C’est pour ça qu’il aboyait.

— Il est complètement cinglé, estima Bams. Pourquoi diable voulez-vous qu’on ait mis une trempe à ce clébard ? On n’est pas des gosses, et cet animal, on l’a jamais vu.

— Ils ont dû essayer d’entrer chez moi, estima le gars, c’est pour cela que Toto s’est mis en boule.