— Et Consuelo ? Elle est désespérée, cette pauvre môme.
— T’en fais pas pour la môme. Elle en reviendra. On la reverra au printemps.
— Tu es parti jusqu’au printemps ?
— J’en sais rien. Pourquoi me poses-tu des questions idiotes ?
— Ah ! là, là ! Qu’est-ce que j’ai fait de t’écouter ! Tu verras qu’on aura des pépins. Tu sais pourtant à quel point on est repéré.
— Ce que tu es cafardeux, par moments !
— Je ne suis pas cafardeux, je te l’ai dit, je suis inquiet. J’ai l’impression qu’on est mal tombé, dans ce coin.
L’accordéon s’était arrêté, brusquement. Dans le silence revenu, on entendit soudain hurler le vent, de plus belle, comme un chien enragé.
Je rappelai le patron.
— Vous auriez pas des fois une chambre à louer ? demandai-je.
Le bistrot hésita, se gratta la tête.
— Ben ! dit-il, c’est que… pas tout de suite… Faudrait attendre un peu. C’est pour vous ?
— Oui. On n’a pas réussi à trouver une carrée dans toute la ville.
— On tâchera d’arranger ça.
Il s’éloigna, chargé de l’ordre de nous remettre ça, et s’en fut verser une tournée à une table voisine.
Je levai les yeux. De nouveau, mon regard rencontra celui du type maigre. Ce gars-là me cassait les pieds. Je décidai de voir ses réactions. Je quittai ma place et, sans un mot, je marchai droit sur lui, sans le perdre des yeux. Je vis nettement qu’il se troublait mais il eut quand même le sang-froid de ne pas broncher. Je passai juste à côté de lui et me penchai sur le bar.
— Pouvez-vous m’indiquer les waters ?
— Mais oui, monsieur. Au fond de la salle.
J’entendis le soupir de soulagement de l’inconnu. J’avais compris : ce gars-là n’était pas franc, il avait quelque chose sur la conscience. Mais qui, aujourd’hui, n’avait pas quelque chose sur la conscience ?
Je revins des waters et allai m’asseoir à côté de Bams.
— T’as vu sa gueule, quand il t’a vu approcher ? demanda mon copain.
— Oui.
— Et alors ?
Et alors rien. Qu’est-ce que je pouvais dire ? Il fallait se rendre compte que ni mon copain ni moi n’avions des gueules de commerçants honnêtes.
C’était peut-être un mec qui avait fait un coup et qui nous prenait pour des poulets. C’était l’histoire des grenouilles et du lapin qui avaient peur les uns des autres.
En tout cas, il n’y avait rien à faire d’autre que de laisser pisser le mérinos.
D’ailleurs, pas besoin de se casser la tête, l’inconnu se fouillait, payait ses consommations et, boutonnant son pardessus, gagnait la porte.
— O.K., dis-je, tu vois que c’est une fausse alerte. Si ce clown triste avait eu quelque chose à voir avec nous, il serait resté là.
— Pourquoi, alors, qu’il nous regardait comme ça ?
— Qui le sait ? Parce qu’il pensait à autre chose, parce qu’il s’ennuyait, parce qu’il avait peur, ou peut-être tout simplement parce que nos gueules resplendissantes, bronzées et charnues, l’étonnaient. Tu as vu la tronche qu’ils ont, dans ce bled ? Il paraît qu’on y crève de faim, c’est pas croyable. Il n’y a strictement rien à bouffer, sorti des betteraves et des carottes fourragères. Même les topinambours qui sont avec tickets.
— Tiens ! s’exclama soudain Bams, vise-le un peu, ton acrobate, regarde cette bille d’honnête homme qu’il a. Rien que son regard aurait dû t’affranchir. On est cuits et recuits.
En effet, l’inconnu rentrait dans le bistrot. Il n’avait pas du tout l’air humble de tout à l’heure. Il était suivi de deux malabars en uniforme de la Milice. Ils entrèrent au milieu d’une rafale de vent qui poussa des feuilles mortes jusqu’au centre du bistrot.
Une chose qu’on ne pouvait pas reprocher à cette ordure, c’était d’avoir oublié la topographie des lieux. Il vint droit sur nous, suivi de son équipe de matraqueurs.
— Par ici, qu’il nous dit. Payez vos consommations et venez.
— Qu’est-ce qu’il vous prend ? dis-je, on n’a rien fait.
— C’est ce qu’on va voir, répliqua l’homme en noir. L’individu qui est avec vous…
— L’individu ? s’indigna Bams, non mais, dites donc !
— L’individu qui est avec vous, répéta le milicien, on ne le connaît pas. Mais vous, il n’en est pas de même.
— Vous me connaissez, moi ? Je ne vous ai jamais tant vu.
— Alors c’est que vous n’avez pas bonne mémoire.
Du coup, la musique s’était arrêtée, et des consommateurs, intrigués, s’étaient approchés et faisaient cercle autour de nous pour essayer de comprendre ce qui se passait.
Un silence profond, troublé par la voix immense de la tempête, régnait dans la pièce.
On sentait une hostilité sourde, pourtant ce n’était pas à notre égard, mais bien plutôt à l’égard des autres salauds.
— Je ne comprends pas, dis-je.
— Vraiment ? Vous ne vous souvenez pas de Perpignan ?
Zut ! cette vache-là m’avait sans doute rencontré au pays catalan ! Restait à savoir dans quelles conditions. À mon avis, il faisait partie de l’équipe à qui j’avais échappé si miraculeusement en grimpant sur le toit du Nouveau-Théâtre, Ça ne s’expliquait que de cette manière.
— De Perpignan ? dis-je, en prenant l’air étonné. Je n’ai jamais foutu les pieds dans ce bled.
— Votre ami non plus, sans doute ?
— Moi non plus.
— Vous vous foutez carrément de moi, alors ? Vous, vous avez un accent catalan qui ne tromperait pas un sourd. Quant à vous, je vous ai vu à la caserne de la Milice, vous étiez notre prisonnier et vous avez réussi à vous évader dans des circonstances absurdes, en nous laissant entendre que vous faisiez partie de l’Abwehr. Le chef était un naïf, il s’est laissé prendre. Moi, je n’en ai jamais cru un mot. Si on m’avait écouté, vous seriez encore en taule à l’heure qu’il est, et pas ici, en Allemagne.
— Celle-là, dis-je, elle est raide ! Je ne comprends rien à votre histoire.
— Venez avec nous, vous dis-je, nous vous expliquerons cela en détail au bureau.
Je savais parfaitement de quelle manière ils entendaient m’expliquer la situation, avec quels procédés de persuasion. Je sentis un léger frisson de peur courir dans mon échine.
— Et dépêchez-vous, nous n’avons pas de temps à perdre ici.
— Vous en avez quand même passé pas mal ici, précisément, ce soir, répondit Bams, du tac au tac.
— Allons-y, dis-je, on verra bien ce que ces gens nous veulent.
L’inconnu en sombre nous jeta un regard plus noir que son costard.
Je me levai, rajustai ma canadienne. Un milicien passa devant, je le suivis. Bams était dans mon dos.
— Sang de Deu de Resang de Deu ! répétait-il, furieux.
Derrière lui venaient les deux autres acrobates.
Sans un mot, nous suivîmes le bord du quai, le long de la Robine, sur le cours Gambetta. Nous étions engagés sur la passerelle de fer qui mène à la Promenade des Barques lorsque j’entendis un cri sourd dans mon dos. Je bondis sur le type qui était devant moi. Ces andouilles avaient oublié de nous désarmer. Mon poing armé partit tout seul. Le milicien reçut un terrible coup de crosse sur la nuque et plongea en avant, proprement assommé.
Je me retournai d’un saut.
L’homme en noir se tenait contre les montants de fer, plié en deux. Il pressait son bas-ventre en gémissant. Je comprenais le topo. Bams, derrière qui il marchait, lui avait balancé un coup de savate dans sa boîte à bijoux.