— Vous pouvez compter sur moi. Faut-il aussi que j’avertisse mes gendarmes ?
— Gardez-vous en bien, bon sang ! Vous manquez vraiment de psychologie, mon vieux. D’abord parce que n’importe lequel d’entre eux, avec les meilleures intentions du monde, risque de tout raconter à sa femme avant de lui faire l’amour, et le lendemain tout le monde serait au courant. Ensuite, parce que vous devriez savoir, aussi bien et même mieux que moi, que les cognes sont jaloux entre eux, c’est pas croyable. Il pourrait se trouver une salope qui, rien que pour prendre votre grade et votre place, nous balanstique tous aux Frizés. Fermez la bouche, et sévèrement, ça vous évitera de toute manière d’avaler une mouche. En outre, je ne tiens pas à me balader dans le coin avec l’étiquette « agent secret » brodée sur mes fringues, comme un Kriegsgefangene. Je crois que ça doit être assez mal porté, dans le pays.
Le bricard se mit à rire, puis un voile de tristesse se répandit sur ses traits et il recommença à se gratter les fesses.
— Tout ça, dit-il, c’est bien gentil, mais j’ai un macchabée sur les bras, moi, maintenant. Qu’est-ce que je vais en faire ?
— En lui appuyant un peu sur la tête, peut-être qu’il passerait dans le trou des chiottes, ricana Bams. Comme ça, il ne gênerait plus personne.
— Vous rigolez, vous, répliqua le gendarme, mais mettez-vous à ma place. C’est cornélien. J’ai un meurtre, la chance de ma vie ; je connais les coupables et je ne peux pas les arrêter. Qu’est-ce que je vais raconter au Parquet ?
— Laissez le Parquet s’engluer dans cette mélasse. Si vous savez vous taire, ils ne s’en sortiront jamais, faites-moi confiance. Le juge d’instruction en perdra ses cheveux. C’est insoluble. Vous vous ferez peut-être engueuler un peu, parce que lorsqu’un type ne comprend pas quelque chose, faut toujours qu’il engueule ses sous-ordres, mais ça se passera très bien. Affaire classée.
— Maintenant, si vous voulez vraiment que cette affaire vous rapporte quelque chose, repris-je après avoir allumé une cigarette, vous avez là une de ces occasions qui ne se reproduisent qu’une fois par siècle.
— Quelle occasion ?
— Je vous l’ai dit déjà. Le milicien dingo. C’est un coupable tout désigné. Moi, à votre place, je sais ce que je ferais. Je prendrai mon gendarme, j’irai chez le mec directement et je le sauterais. Je lui ferais traverser la gare, devant tout le monde, en grand seigneur, avec les menottes, de manière que chacun le voie bien. Comme on ne retrouvera jamais le vrai coupable, la suspicion publique pèsera sur lui et sur sa famille jusqu’à la troisième génération.
— Il va hurler.
— Laissez-le hurler. Vous direz à la presse que c’est toujours les coupables qui crient le plus fort, ça sera une charge de plus.
— Mais je n’ai pas de preuves !
— Y a rien d’aussi facile à fabriquer. D’ailleurs, c’est pas compliqué. Quand vous le tiendrez dans les locaux de la gendarmerie, mettez-lui donc une bonne avoine, bien gratinée. Laissez-le aller lorsqu’il aura les yeux tellement tuméfiés qu’il sera incapable de voir sa route à midi, en plein été, et les oreilles sifflantes au point que si une bombe lui éclate à côté, il s’imagine qu’il a laissé tomber son briquet. Avec cette façon de mener l’enquête, ce serait bien le diable s’il ne vous avouait pas une demi-douzaine d’assassinats.
— C’est pas mal, cette histoire-là, dit le gendarme, séduit. Il avait quelque chose d’égrillard dans les yeux, maintenant, comme si on venait de lui montrer des photos obscènes à l’usage des troupes en campagne. Déjà, il se voyait ravageant la physionomie du milicien à coups de tatanes. Rien que l’idée le payait presque de toutes les vexations que l’autre lui avait fait subir.
Il se décida tout à coup. D’un geste, il tira ses menottes de sa poche.
— Je vais le sauter illico. Et lorsqu’il sortira de mes pattes il sera dans un tel état qu’on le prendra pour l’étalage d’un charcutier.
— C’est une affaire en or, approuva Bams. D’autant plus que tout le monde s’imaginera que c’est la Milice qui l’a tiré de là et qu’il s’est vraiment mouillé. Quand les boches seront partis pour de bon, on est capable de le fusiller.
— Nous, dis-je, on va rester ici jusqu’à ce que l’affaire soit faite. J’aurai vraiment du plaisir à voir cette fesse de tante faire son entrée dans le monde judiciaire.
On sortit tous sur le quai. Le train allemand, archi-plein, démarrait lentement, comme à regret. Il y avait vraiment de quoi. Quitter le Midi de la France, l’azur méditerranéen, pour aller se faire arranger la cravate à Stalingrad, ça ne donnait envie à personne de mettre la fleur au fusil.
Et pourtant, ici, le vent hurlait de plus belle, secouait les amandiers en fleur. Au pied des arbres, on aurait dit qu’il avait neigé, tellement il était tombé de pétales blancs. Pas possible, si le vent continuait à cavaler comme ça, on ne pourrait se payer des amandes qu’au marché noir, cette année.
Les cheminots formaient un petit groupe près du puits. Ils nous regardaient avec une certaine méfiance. Finalement, le chef de gare, sous le prétexte de reprendre possession de son bureau, s’approcha de nous.
— Alors ? dit-il d’une voix avide.
— Ces messieurs, sont innocents, dit le brigadier, avec une mâle assurance. Ils m’ont fourni les preuves, par contre, qui vont me permettre d’arrêter l’assassin.
— Pas possible ?
— Si.
— Et… peut-on savoir ?
— Oh ! oui. C’est le garde-barrière.
— Ça ne m’étonne pas ! clama le type, après un silence qui prouvait le contraire. J’ai toujours dit que cet homme finirait par faire un mauvais coup. Je le faisais encore remarquer à ma femme hier soir. Il a vraiment une tête d’assassin.
Un silence. Il n’y avait plus, dans l’air saturé d’iode et de soleil, que le ronronnement du train en marche. Peu à peu, le vacarme s’estompa et on n’entendit plus que les bruits paisibles de la campagne, le chant d’un coq, le cri d’un laboureur et le sifflement du vent dans les branches.
— C’est à quelle heure, le prochain train sur Narbonne ? demanda le cogne. Parce qu’il faut qu’on emmène immédiatement ce type à la caserne, à La Nouvelle.
— Dans dix minutes.
— Parfait. On a le temps.
Il fit signe à son sous-fifre et partit vers la maisonnette en se battant joyeusement les cuisses avec la chaîne des menottes.
Nous, naturellement, on était tous à l’affût. Bientôt, au bout du sentier, on vit apparaître un trio qui avait l’air de jouer Branquignol. Les deux gendarmes avaient un mal de chien à tenir le garde-barrière qui se défendait comme un furieux.
Comme le cogne l’avait prédit, il hurlait. Il hurlait si fort que ça parvenait jusqu’à nous.
Lorsque cette belle équipe passa devant nous, à la grande joie des employés de gare, qu’avaient jamais vu peut-être le spectacle d’un mec mûr pour le ballon, j’entendis le brigadier murmurer, entre ses dents :
— … comme un étalage de charcutier !
Ce qui prouve, quand même, qu’il avait de la suite dans les idées.
CHAPITRE 18
— Et voilà, dis-je, quand on fut de nouveau sur la route de La Franqui, après le départ spectaculaire du train de Narbonne. T’as pas une épingle de sûreté ?
— Si.
Ce Bams, il était comme les femmes. Il avait toujours des objets de toilette sur lui. Il faut d’ailleurs reconnaître que c’était bien utile avec notre manie de décarrer d’un coin à toute pompe, sans faire suivre de bagages.